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http://www.brocku.ca/cfra/voixplurielles06-01/index.html ÉVOLUTION PARALLÈLE ET CONVERGENCE : LE LANGAGE ESTHÉTIQUE DE L’ABSTRACTION DANS LES AVEUGLES DE M. MAETERLINCK ET DANS DU SPIRITUEL DANS L’ART DE W. KANDINSKY Nathalie Arcand, Université McGill Résumé analytique En concevant sa théorie de l’abstraction, élaborée pour la première fois dans son ouvrage Du Spirituel dans l’art publié en 1911, le peintre Wassily Kandinsky exprime une profonde admiration pour le premier théâtre de Maurice Maeterlinck. Cette dernière découle d’une réflexion sur le langage esthétique, désormais soumis à un processus complexe d’épuration : le mot chez Maeterlinck, tout comme les éléments géométriques et les couleurs en peinture, affirme son autonomie par rapport à la réalité extérieure et empirique à laquelle il se référait antérieurement. Cette transformation de la fonction du signe artistique, lexical et pictural, sera illustrée au moyen du drame Les Aveugles. *** Souvent, les peintres préconisant l’abstraction dans l’art se sont penchés sur ce que leurs théories devaient aux générations précédentes. Wassily Kandinsky, un des fondateurs de l’art abstrait, fait le pont entre deux générations : ses années de formation sont imprégnées d’une esthétique symboliste, alors que lui-même n’atteint la maturité artistique qu’au début des années 1910. À cette époque, le peintre est à la recherche d’un nouveau langage esthétique, axé sur le rejet de toute référence à la réalité empirique. Kandinsky perçoit le dramaturge symboliste, Maurice Maeterlinck, en tant qu’un des fondateurs de ce nouveau langage. Tel qu’il le démontre dans Du Spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, Kandinsky est sensible au rejet de la matérialité dans les œuvres théâtrales de Maeterlinck et remarque une autonomie naissante entre le signe lexical et l’objet qu’il désigne. C’est donc en littérature, au niveau du langage, que Kandinsky repère les premiers indices d’un art purement abstrait : comme il l’exprime lui-même, « la grande ressource de Maeterlinck est le mot » (Kandinsky Du Spirituel 81)1. Le signe linguistique se délivre peu à peu de sa fonction référentielle et se libère ainsi de la gangue du matérialisme. D’une part, le mot comporte un sens direct, utilitaire, concret, brut, servant à simplement dénommer l’objet; d’autre part, il possède un se ns abstrait, intérieur, parlant à l’âme. Cette ambivalence entre une réalité « extérieure », matérielle, et une sphère « intérieure », spirituelle, illustre en même temps deux facettes de l’expérience humaine : Kandinsky fait de cette ambivalence le fondement de sa théorie de l’art abstrait. Son objectif est de rompre la connexion entre l’élément pictural, l’œil et le visible : de cette façon, il cherche à renoncer à la tradition de l’art figuratif selon laquelle le peintre doit reproduire ce qui apparaît au dehors, une conception de l’art transmise par la Grèce antique, que le critique Michel Henry résume ainsi : l’Idée grecque qui se tient à la source de ce réseau de relations et d’implications, c’est celle du phénomène justement. ‘Phénomène’ pour les Grecs désigne ce qui brille, ce qui se montre dans la lumière […]. Ce qui montre, ce qui fait voir, c’est donc la lumière elle-même. Voir, c’est avoir part à la lumière, c’est entrer en elle, être éclairé par elle – c’est être dans le monde. (Henry 19) Cependant, selon Maeterlinck et Kandinsky, si le mot, tout comme les éléments picturaux, est destiné à fournir une représentation du visible, il se retrouve subordonné à un modèle préexistant et, par là, réduit à servir de réplique. Selon la théorie de Kandinsky, tout comme dans le cas de l’autonomie du signe linguistique observée chez Maeterlinck, le concept de « phénomène » est désormais à l’abri des injonctions imposées par le visible et mis en relation avec la dimension spirituelle et donc « invisible » de la vie. Le « principe invisible » (Maeterlinck http://www.brocku.ca/cfra/voixplurielles06-01/index.html « Le réveil de l’âme » 29) que décrit Maeterlinck dans son essai « Le réveil de l’âme » est équivalent à l’ « Essentiel Intérieur » (Kandinsky Du Spirituel 52) pour Kandinsky : mais cette dimension de l’existence humaine ne peut être atteinte et exprimée qu’après un long processus servant à débarrasser l’œuvre d’art de toute référence au monde extérieur. L’abstraction comporte ainsi deux étapes principales : d’abord, les « moyens » artistiques, notamment le mot, la forme et la couleur, sont extraits et isolés de leurs fonctions mimétiques dans le langage traditionnel; puis, l’étape de la purification de ces moyens permet un retour vers des éléments primordiaux, occasionnant ultimement une renaissance du langage e sthétique. Le drame Les Aveugles de Maeterlinck servira de modèle afin d’illustrer ce processus D’emblée, Maeterlinck et Kandinsky rejettent la dimension traditionnellement anthropocentrique de l’œuvre d’art : contrairement à ce qui est dicté par l’esthétique naturaliste, l’homme est coupé de son environnement, tandis que son comportement ne s’explique plus par la connaissance des faits. La réalité entourant les aveugles dans le drame de Maeterlinck se dérobe et se « dématérialise », modifiant profondément les capacités d’expression de l’homme. Comme le propose le critique Paul Gorceix, la scission par rapport au monde extérieur entraîne « le dénuement de la condition humaine, condamnée à errer perpétuellement dans les ténèbres de l’ignorance de son destin » (Gorceix 336-337); c’est ce qu’exprime ainsi le plus vieil aveugle : « Nous n’avons jamais vu la maison où nous vivons ; nous avons beau tâter les murs et les fenêtres ; nous ne savons pas où nous vivons ! » (Maeterlinck Aveugles 58). Les personnages semblent en effet sans identité et leur entourage ne fournit aucune précision. Maeterlinck envisage, dans les « Menus Propos » datant de 1890, année de publication des Aveugles, le rejet de la dimension anthropocentrique de façon tout aussi radicale que certains peintres abstraits : au théâtre, « l’absence de l’homme me semble indispensable ». Il souligne qu’ « il faudrait peut-être écarter entièrement l’être vivant de la scène » et propose de remplacer l’être humain par « une ombre, un reflet, une projection de formes symboliques d’un être qui aurait les allures de la vie sans avoir la vie » (Maeterlinck « Menus propos » 462). Le personnage maeterlinckien est réduit à l’état d’un objet, d’un fantoche ou d’un « pupazz[o] mystiqu[e] » (Artaud 96). Ces personnages semblent « sans vie », mais cela uniquement « extérieurement », car « intérieurement », une dimension invisible de l’existence se développe. À cet égard, la cécité devient une importante métaphore de l’abstraction aux yeux de nombreux artistes et penseurs au tournant du siècle, tel que le poète allemand Novalis, dont la poésie a été traduite par Maeterlinck : « Rentrer en soi, […] s’abstraire du monde extérieur » (Novalis 140). L’abstraction devient donc synonyme d’introspection. Pour Kandinsky, selon Henry, l’Être n’est […] pas une notion univoque. Deux dimensions le traversent et viennent déchirer son unité primitive […] : celle du visible où dans la lumière du monde les choses se donnent à nous et sont vécues par nous comme des phénomènes extérieurs; celle de l’invisible où, en l’absence de ce monde et de sa lumière, avant même que surgisse cet horizon d’extériorité qui met toute chose à distance de nous-même et nous la pro-pose à titre d’ob-jet (ob-jet veut dire : ce qui est posé devant), la vie s’est déjà emparée de son être propre, s’étreignant elle-même dans cette épreuve intérieure et immédiate de soi qui est son pathos, qui fait d’elle la vie. (Henry 18-19) Les personnages sont « déshumanisés » afin de révéler « la forme et le désir de [leur] œil intérieur » (Maeterlinck « Vie profonde » 143). Un phénomène ne se révèle plus uniquement « extérieurement », dans la lumière du jour, tel que le constate le premier aveugle-né : « il ne faut pas de lumière à ceux qui ne voient http://www.brocku.ca/cfra/voixplurielles06-01/index.html pas » (Maeterlinck Aveugles 58). Ces « deux façons » (Kandinsky Point et ligne15) décrites par Kandinsky correspondent à deux modes d’apparaître. Kandinsky et Maeterlinck privilégient la perception intérieure, tel que démontré dans Les Aveugles, lorsque le spectateur est témoin de certains brefs moments d’accès aux « demeures intérieures de l’âme » (Gorceix 344) : « Moi, je ne vois que quand je rêve » (Maeterlinck Aveugles 59), dit le Plus Vieil Aveugle, alors que les mots de la Jeune Aveugle font penser à une forme de vision intérieure, dépourvue d’images : « Mes paupières sont fermées, mais je sens que mes yeux sont en vie… » (56). Et pourtant, dans Les Aveugles, la cécité n’interdit pas toute référence au réel; la dimension visuelle de la perception est supprimée, mais le personnage peut tout de même avoir conscience des formes, corps et bruits issus du monde naturel. Comme le remarque lui-même Kandinsky, « l’abstraction pure, comme le réalisme pur, [dont celui du Douanier Rousseau,] se sert des choses dans leur existence matérielle » (Kandinsky « Question de la forme » 157) et font face au même défi, celui de rendre visible et donc d’extérioriser, grâce à des « formes » ou « moyens artistiques », une réalité intérieure et invisible. Afin de résoudre ce paradoxe, la critique tend à accepter uploads/s3/ l-x27-abstraction-dans-maeterlinck-et-kandinsky.pdf

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