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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : erudit@umontreal.ca Article Michèle Bocquillon Tangence, n° 73, 2003, p. 117-135. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/009121ar DOI: 10.7202/009121ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html Document téléchargé le 18 September 2013 01:26 « La métamorphose (ou la vision) de Denis Diderot » La métamorphose (ou la vision) de Denis Diderot Michèle Bocquillon, Hunter College (City University of New York) Diderot se pose en rival de Greuze dans le commentaire du tableau Jeune fille envoyant un baiser […] (Salon de 1765). En effet, Diderot repeint le tableau sur la toile de ses affects et de cette création fantasmatique surgit son désir pour la jeune fille à laquelle il s’identifie. Il voudrait l’ « absorber», mais se laisse lui- même « absorber » par la scène et s’insinue ainsi de l’autre côté du cadre. Fidèle au principe de la ligne ondoyante qui est, selon lui, signe de vie, Diderot, tel « le serpent qui vit », se coule par l’entremise de la caresse de son regard sur le corps féminin. La jeune fille, quant à elle, manipule de façon suggestive une lettre qu’elle vient de recevoir, lettre dont Diderot néglige toute la portée. En effet, cette lettre est le substitut du rival réel et invi- sible de Diderot : celui qui, au-delà de la position du spectateur dans l’espace, se trouve suspendu au bout du regard de la jeune femme, qui est le seul être qu’elle daigne regarder. Cette lettre palpée de manière significative en dit long sur son désir à elle (elle-même objet de désir) qui est « hors d’œuvre » : la lettre devient à la fois métonymie du corps absent de l’aimé et métaphore de son corps à elle, présent dans toute la force de son désir. J’entrevois […] : je rentre en moi-même, et je rêve. Essai sur la peinture (1765) Il y a un peu plus de vingt ans, Michael Fried soulignait l’im- portance d’un phénomène particulier dans la peinture française du XVIIIe siècle 1. En effet, il a pertinemment fait observer que la Tangence, no 73, automne 2003, p. 117-135. 1. Michael Fried, Absorption and Theatricality. Painting and the Beholder in the Age of Diderot, Chicago, Chicago University Press, 1981. plupart des sujets représentés sur la toile étaient dans un état d’absorption tel qu’ils en oubliaient tout ce qui n’était pas l’objet de cette absorption même — objet qui, en fait, renvoie bien sou- vent à une activité quelconque (par exemple, à l’écriture ou à la lecture d’une lettre). Cette attitude aurait pour fin de valider la fiction de la non-existence du spectateur. Selon moi, l’état d’ab- sorption du personnage inciterait plutôt le spectateur exclu de la scène à manifester sa présence. En effet, Diderot, dans ses Salons (1759-1781), décrète que tout tableau qui peut « attirer, arrêter et attacher 2 » et, par extension, selon moi, absorber le spectateur, est une réussite. Autrement dit, le spectateur séduit, subjugué par le tableau, enlevé à lui-même, s’oublie et se laisse absorber par la représentation, ce qui m’amène dès lors à étendre la notion d’ab- sorption élaborée par Fried. En effet, l’absorption n’est pas uni- quement un état passif (être absorbé) mais aussi un acte, l’acte d’absorber au sens d’incorporer, de prendre en soi, absorber donc dans son sens actif. Fried fait référence, implicitement, à cette conception de l’ab- sorption, et ce dès les prémisses de son essai, mais, curieusement, sans s’y «arrêter et attacher». En effet, dans une note en fin de cha- pitre, il reprend la définition de l’article «Absorber» de l’Encyclo- pédie (1751), article qui donne d’emblée engloutir comme syno- nyme d’absorber; il distingue néanmoins les deux termes: Absorber exprime une action générale à la vérité, mais successive, qui en ne commençant que sur une partie du sujet, continue ensuite & s’étend sur le tout. Mais engloutir marque une action dont l’effet général est rapide, & saisit tout à la fois sans le détailler en parties […] 3. Ce qui m’intéresse tout particulièrement dans cette distinction entre les verbes absorber et engloutir, et que je retiendrai pour mon propos, c’est le caractère fragmenté de l’absorption: il s’agit en effet d’une action successive qui saisit le sujet/l’objet en le détaillant en parties. On peut envisager que le spectateur, loin de se laisser décou- rager par l’attitude du sujet absorbé (c’est-à-dire aspiré et inspiré par la lettre), reste rivé à la scène représentée et se laisse absorber 118 TANGENCE 2. Fried souligne que ces termes découlent de l’influence d’autres critiques, tels que De Piles et Dubos. 3. Cité par Michaël Fried, Absorption and Theatricality, ouvr. cité, p. 183 ; je souligne. MICHÈLE BOCQUILLON 119 La voluptueuse, gravure par Augustin de Saint-Aubin et par Robert Gaillard d’après la toile de Jean-Baptiste Greuze (1725-1805), Jeune fille qui envoie un baiser par la fenêtre (1765?). Illustration gracieusement fournie par la Bibliothèque nationale de France. par elle ou, mieux encore, rêve de l’absorber. Alors que le sujet représenté semble manifestement ignorer le spectateur dans la majorité des cas, Diderot, dans son Salon de 1767, inaugure, selon Fried, la fiction de la présence physique de ce spectateur dans la peinture de genre et, plus précisément, dans la peinture dite pas- torale. Afin de commenter les tableaux du paysagiste Joseph Vernet, Diderot saute à pieds joints dans les «sites» qui s’offrent à ses yeux, se dissout littéralement dans le cadre, s’y fond et s’octroie six promenades qu’il va longuement gloser. Diderot s’est, certes, laissé absorber (dans les deux sens du terme) par l’enchantement de la scène bucolique, mais il lui est arrivé aussi, on l’a sans doute oublié, de se laisser absorber par une autre scène et de vouloir s’y immiscer, s’y introduire, et ce deux ans avant celle des paysages idylliques de Vernet. Cette scène, c’est la Jeune fille qui envoie un baiser par la fenêtre, s’appuyant sur des fleurs qu’elle brise (ou La voluptueuse 4) de Greuze 5: commentaire qui sera le mot de la fin du compte rendu de l’exposition de peinture de 1765. Il s’agit d’un « moment fécond » (expression que j’emprunte à Gotthold 120 TANGENCE 4. Cette toile, qui a été gravée par Augustin de Saint-Aubin et par Robert Gaillard, a connu un grand succès ; ce dernier l’a intitulée La voluptueuse : rétrécissant le cadre de la vision et oblitérant le cadre de la représentation, il nous présente la jeune femme dans un médaillon soutenu par un cartouche abritant deux colombes, mais sans la lettre et la main droite de la jeune femme. 5. Fried reprend une partie de l’hypotypose de Diderot (signalons cependant l’absence de l’inventaire fragmenté du corps et du final diderotien : « un tableau à tourner la tête») pour mettre surtout en relief le caractère d’absorp- tion de la jeune fille, l’absorption de Diderot n’étant pas mentionnée. Il s’agit pour Fried d’une représentation de «self-abandonment, nearly to the point of extinction of consciousness, via sexual longing. In the context […] there is no question but that the young woman’s involuntary or unconscious actions — in particular that of leaning on and crushing the flowers — were meant to be seen as expressions of intense absorption. (Note too that Greuze chose to call attention to that action in the picture’s title.)» (Michael Fried, ouvr. cité, p. 60-61). Je traduis: «total abandon occasionné par un désir sexuel ardent. Dans ce con- texte […] les actes involontaires, voire inconscients de la jeune fille — tout particulièrement celui de s’appuyer sur les fleurs qu’elle brise — sont l’expres- sion de son absorption intense. (Notez que le titre du tableau choisi par Greuze souligne l’importance de cet acte.)» Voir aussi Linda Walsh, «“Arms to be kissed a thousand times”: reservations about lust in Diderot’s Art criti- cism », Feminity and Masculinity in eighteenth-century Art and Culture, Manchester et New York, Manchester University Press, 1994, p. 162-183; cet article, consacré à la construction de la féminité dans l’œuvre de Diderot, si- gnale l’éloge et la rétractation de ce dernier sans référence explicite au texte — mention pour le moins laconique de ce qui me semble être un exemple fla- grant de son approche de la féminité. Ephraïm Lessing 6), c’est-à-dire le moment stratégiquement choisi qui, surmontant les limitations temporelles de la peinture, inter- pelle l’imagination du spectateur, l’incitant ainsi à créer la trame narrative. L’imagination octroie de ce fait, malgré la primauté de la dimension spatiale, une certaine durée à la scène représentée. Le moment fécond autorise, favorise même le «flirt» avec uploads/s3/ la-metamorphose-ou-la-vision-de-denis-diderot.pdf
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- Publié le Aoû 19, 2021
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