1 Le cinéma pour solde de tout compte (de l’art) Luc Vancheri (Professeur en ét

1 Le cinéma pour solde de tout compte (de l’art) Luc Vancheri (Professeur en études cinématographiques, Université Lyon 2) On pourrait presque être surpris que la question posée au cinéma le soit dans les termes d’un reste1, et plus encore de sa réponse qui donne le reste égal au tout, comme si les opérations théoriques menées sur le cinéma n’avaient pu lui soustraire ou lui ajouter quoi que ce soit. Du cinéma reste donc le cinéma. La simplicité de l’équation n’est qu’apparente tant il s’agissait d’agir sur deux fronts en même temps. D’une part, il fallait vérifier que le cinéma ne souffrit d’aucune érosion imaginaire, d’autre part il fallait rappeler les formes expanded qui s’épanouissent dans le champ de l’art contemporain à leur extraterritorialité esthétique. Pour distincts qu’ils soient, ces deux fronts cinématographiques reposent sur un même préalable : on suppose admis que la chose dont on parle tire son existence d’une jurisprudence esthétique à partir de laquelle toute revendication sur le nom de cinéma mérite d’être jugée. Rappelons que le cinéma a réussi en une vingtaine d’années à peine à imposer au monde tout à la fois l’industrie et l’art cinématographiques. Pour autant, on ne saurait oublier que l’extraordinaire dépense théorique qu’a connue la décennie des Canudo, Epstein, Dulac, Maïakovski, Eikhenbaum, Chklovski, Moholy-Nagy a été le fruit d’une politique de l’art dont le cinéma était tout à la fois le moyen et la fin. Tel était le tout absolument neuf du cinéma : un nouvel art de l’image et une nouvelle image de l’art. Dit autrement, le cinéma ne devient un art qu’en servant une cause de l’art, et l’on sait que celles-ci furent tout à la fois nombreuses et contradictoires. Si les frères Lumière furent en définitive plus près du Magasin pittoresque d’Edouard Charton que des plafonds du Tintoret, cinquante ans plus tard André Bazin parvenait enfin à répondre à Baudelaire et à conclure un accord esthétique entre le dernier des arts et son siècle. La situation contemporaine de l’art a profondément modifié le comportement des arts les plus singuliers et provoqué de toujours plus nombreux mouvements de déterritorialisation des éléments du dispositif cinématographique. Les choses se sont encore compliquées lorsque des 1 Jacques Aumont, Que reste-t-il du cinéma ?, Vrin, 2012. 2 artistes, des curateurs, des critiques et des théoriciens se sont avisés de concevoir le cinéma sous d’autres rapports, non exclusifs de son héritage esthétique. Tout s’est mis à fonctionner comme si les nombreux rayons esthétiques qui éclairaient la scène de l’art contemporain étaient soumis au même foyer théorique, le cinéma. Il s’est alors produit une convergence des rayons en un seul et même point, avant qu’ils ne soient ensuite renvoyés dans des directions différentes selon l’axe incident de chacun. Multiple cinéma, sans aucun doute pour beaucoup. C’est sur cette nouvelle dénivelée de l’art et du cinéma que s’opposent ceux qui s’inquiètent de la possibilité ainsi offerte de penser un cinéma dispensé des spécificités du dispositif cinématographique et ceux qui se sont laissés gagner par l’idée d’un cinéma après l’époque du cinéma. Les difficultés sont innombrables, aggravées par le flottement des définitions qui se sont essayées à penser la prodigalité des œuvres auto-déclarées cinématographiques ou théorisées comme telles. Parmi les expressions qui se sont multipliées pour caractériser ce cinéma aux allures si peu conventionnelles – l’identification au dispositif cinématographique historique a ainsi cessé d’être un critère –, l’une d’entre- elles a souvent servi d’étendard au phénomène qui s’emparait du cinéma et de l’art : expanded cinema. A de rares expressions près, l’expression originale de Gene Youngblood ne recouvre pas les formes exposées, installées ou bien encore extended que l’on a tentées d’appliquer au cinéma, si bien qu’à défaut d’une véritable définition tout repose sur un implicite théorique, admis par les uns comme condition nécessaire et refusé par les autres comme condition suffisante. Conservons pour l’occasion l’expression expanded cinema pour tenter de préciser les contours nécessairement élastiques de ce cinéma voué à s’élargir de toutes parts. 1 - Expanded cinema désigne tout d’abord, ce serait son sens historique, le nom d’une utopie esthétique2 qui appelle la constitution d’un modèle synesthésique global. 2 - Expanded cinema renvoie à une théorie des dispositifs qui rend compte de toute forme de contingence artistique revendiquant, poétiquement et/ou théoriquement, un élargissement du nom de cinéma. Cela concerne aussi bien les Frozen Film Frame de Paul Sharits, les Solid Light Film d’Anthony Mc Call que les installations d’Agnès Varda. 3- Expanded cinema définit une théorie de l’image qui postule un droit esthétique de l’image-mouvement sur tout mouvement des images, voire sur toute idée de mouvement pourvu qu’elle puisse être rapportée à de 2 “Conventional cinema can be pushed no further. To explore new dimensions of awareness requires new technological extensions.” Gene Youngblood, Expanded cinema, P. Dutton & Co., Inc., New York, 1970, p 135. 3 l’intervalle ou à du montage. 4 - Enfin, par Expanded cinema on pourra encore entendre une théorie intermédiale de l’art, qui prête au cinéma un pouvoir de liant universel des substances d’expression et des médiums les plus divers. Dans tous les cas on constate que l’appareillage cinématographique a cessé d’être indispensable (Varda), que la singularité du médium n’est plus déterminante (Jordi Colomer), que la projection peut fort bien se passer d’image (Anthony Mc call), que la relation espace/écran/spectateur s’émancipe de son unique modèle (Doug Aitken), en somme que tout, du cinéma, est en droit capable d’être source d’étirement et de réagencement. La fable elle-même sait se recomposer en récits non linéaires et décentrés (Eija-Liisa Ahtila). La question qu’appellent ces œuvres et leur théorie n’est apparemment toujours pas réglée. On la croyait épuisée, on la retrouve en pleine forme. En quoi, se demande Jacques Aumont, le nom de cinéma leur est-il nécessaire ? Ou autrement dit, doit-on sous prétexte de penser ces œuvres à partir du cinéma leur réserver son nom ? Ces questions de bon sens sont loin d’être illégitimes. Pour y répondre, Jacques Aumont a pris soin de circonscrire le périmètre esthétique dont le cinéma peut se prévaloir. Trois catégories servent sa démonstration. Une catégorie économique : le dispositif, responsable d’un type d’attention spectatorielle spécifique. Une catégorie temporelle : le temps cinématographique, qui repose sur la conjonction du temps de la séance, de la diégèse et de la narration filmique. Une catégorie existentielle enfin : la rencontre, cette manière si singulière de nous introduire au monde. La démonstration de Jacques Aumont fait coup double : elle énonce les conditions selon lesquelles on est en droit de dire s’il y a ou non du cinéma et, en même temps, elle dénonce les errances des théoriciens du whisful thinking. Non, toute image douée de mouvement n’est pas du cinéma. Si personne ne conteste la pertinence de ce relevé catégorique, ni l’efficacité de leur accord majeur, rien ne dit cependant qu’elles fixent à jamais ce que le cinéma peut ou doit être. Elles disent simplement ce qu’il a été, ce qui n’est déjà pas si mal. En d’autres termes, si le cinéma comme art singulier, art septième, art définitivement moderne, sert indéfectiblement un mode de présentation de l’art qui achève le système des Beaux-Arts – ce fut la réussite paradoxale de Ricciotto Canudo –, la version expanded du cinéma n’est possible qu’en considérant le contemporain comme une fonction déterritorialisante de l’art qui autorise la reconfiguration illimitée des dispositifs et des œuvres, lesquels cessent d’être tenus par un même modèle de reproductibilité 4 technique et esthétique (chaque œuvre négocie pour elle-même son dispositif). En d’autres termes, le cinéma change parce que l’idée de l’art qui a servi son état civil a changé. La peinture d’Anselm Kiefer (Monumenta 2007) pourrait servir une démonstration du même ordre pour ce qui est arrivé à la peinture contemporaine. Elargir le cinéma ne signifie donc pas tant lui accorder de nouvelles possibilités artistiques, comme on ajouterait de nouvelles cordes à son arc, ou augmenter sa réalité esthétique comme s’il s’agissait d’agrandir son spectre poétique. La dénivelée de l’expanded s’accommode bien mieux d’une ligne de déterritorialisation qui accomplit trois grandes transformations. La première opère sur la notion d’art qui garantissait l’égalité ontologique du médium et de l’œuvre. La seconde sur la notion de dispositif qui assujettissait l’œuvre à ses conditions de production et d’exposition. La troisième, enfin, sur les institutions qui légitimaient ces transferts de propriété symbolique. Cette expansion esthétique du cinéma n’est cependant pas sans limites, dont il y a lieu de penser qu’elles touchent à la question des nouvelles technologies. J’avancerai ici que les images qui évoluent dans le réseau informatique mondial ressortissent à des appareils et des logiques extérieurs au modèle cinématographique. Les images sont désormais connectées, interactives, nomades, elles font appel au système CAVE, utilisent les codes QR ou le vidéo mapping et se concentrent dans les processus de médiation Homme/Machine. Pensons aux logiciels de captation et aux interfaces interactives proposés directement, voire indirectement, aux spectateurs – Zeitraum, Ars Electronica – ou aux acteurs/danseurs/performeurs – exemplaire à cet égard la collaboration de Klaus Obermaier avec Ars Electronica ou bien encore le travail de uploads/s3/ le-cinema-pour-solde-de-tout-compte-de-l-x27-art.pdf

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