Roland Barthes – Mythologies Éditions du Seuil, Paris, 1957, pages 181 à 233 Le
Roland Barthes – Mythologies Éditions du Seuil, Paris, 1957, pages 181 à 233 Le mythe aujourd’hui Qu’est ce qu’un mythe, aujourd’hui ? Je donnerai tout de suite une première réponse très simple, qui s’accorde parfaitement avec l’étymologie : le mythe est une parole1. LE MYTHE EST UNE PAROLE Naturellement, ce n’est pas n’importe quelle parole : il faut au langage des conditions particulières pour devenir mythe, on va les voir à l’instant. Mais ce qu’il faut poser fortement dès le début, c’est que le mythe est un système de communication, c’est un message. On voit par là que le mythe ne saurait être un objet, un concept, ou une idée ; c’est un mode de signification, c’est une forme. Il faudra plus tard poser à cette forme des limites historiques, des conditions d’emploi, réinvestir en elle la société : cela n’empêche pas qu’il faut d’abord la décrire comme forme. On voit qu’il serait tout à fait illusoire de prétendre à une discrimination substantielle entre les objets mythiques : puisque le mythe est une parole, tout peut être mythe, qui est justiciable d’un discours. Le mythe ne se définit pas par l’objet de son message, mais par la façon dont il le profère : il y a des limites formelles au mythe, il n’y en a pas de substantielles. Tout peut donc être mythe ? Oui, je le crois, car l’univers est infiniment suggestif. Chaque objet du monde peut passer d’une existence fermée, muette, à un état oral, ouvert à l’appropriation de la société, car aucune loi, naturelle ou non, n’interdit de parler des choses. Un arbre est un arbre. Oui, sans doute. Mais un arbre dit par Minou Drouet, ce n’est déjà plus tout à fait un arbre, c’est un arbre décoré, adapté à une certaine consommation, investi de complaisances littéraires, de révoltes, d’images, bref d’un usage social qui s’ajoute à la pure matière. Évidemment, tout n’est pas dit en même temps : certains objets deviennent proie de la parole mythique pendant un moment, puis ils disparaissent, d’autres prennent leur place, accèdent au mythe. Y a t il des objets fatalement suggestifs, comme Baudelaire le disait de la Femme? Sûrement pas : on peut concevoir des mythes très anciens, il n’y en a pas d’éternels ; car c’est l’histoire humaine qui fait passer le réel à l’état de parole, c’est elle et elle seule qui règle la vie et la mort du langage mythique. Lointaine ou non, la mythologie ne peut avoir qu’un fondement historique, car le mythe est une parole choisie par l’histoire : il ne saurait surgir de la « nature » des choses. Cette parole est un message. Elle peut donc être bien autre chose qu’orale ; elle peut être formée d’écritures ou de représentations : le discours écrit, mais aussi la photographie, le cinéma, le reportage, le sport, les spectacles, la publicité, tout cela peut servir de support à la parole mythique. Le mythe ne peut se définir ni par son objet, ni par sa matière, car n’importe quelle matière peut être dotée arbitrairement de signification : la flèche que l’on apporte pour signifier un défi est elle aussi une parole. Sans doute, dans l’ordre de la perception, l’image et l’écriture, par 1 On m'objectera mille autres sens du mot mythe. Mais j'ai cherché définir des choses, non des mots. exemple, ne sollicitent pas le même type de conscience ; et dans l’image elle même, il y a bien des modes de lecture : un schéma se prête à la signification beaucoup plus qu’un dessin, une imitation plus qu’un original, une caricature plus qu’un portrait. Mais précisément, il ne s’agit déjà plus ici d’un mode théorique de représentation: il s’agit de cette image, donnée pour cette signification: la parole mythique est formée d’une matière déjà travaillée en vue d’une communication appropriée : c’est parce que tous les matériaux du mythe, qu’ils soient représentatifs ou graphiques, présupposent une conscience signifiante, que l’on peut raisonner sur eux indépendamment de leur matière. Cette matière n’est pas indifférente : l’image est, certes, plus impérative que l’écriture, elle impose la signification d’un coup, sans l’analyser, sans la disperser. Mais ceci n’est plus une différence constitutive. L’image devient une écriture, dès l’instant qu’elle est significative : comme l’écriture, elle appelle une lexis. On entendra donc ici, désormais, par langage, discours, parole, etc., toute unité ou toute synthèse significative, qu’elle soit verbale ou visuelle : une photographie sera pour nous parole au même titre qu’un article de journal ; les objets eux mêmes pourront devenir parole, s’ils signifient quelque chose. Cette façon générique de concevoir le langage est d’ailleurs justifiée par l’histoire même des écritures : bien avant l’invention de notre alphabet, des objets comme le kipou inca, ou des dessins comme les pictogrammes ont été des paroles régulières. Ceci ne veut pas dire qu’on doive traiter la parole mythique comme la langue : à vrai dire, le mythe relève d’une science générale extensive à la linguistique, et qui est la sémiologie. LE MYTHE COMME SYSTÈME SÉMIOLOGIQUE Comme étude d’une parole, la mythologie n’est en effet qu’un fragment de cette vaste science des signes que Saussure a postulée il y a une quarantaine d’années sous le nom de sémiologie. La sémiologie n’est pas encore constituée. Pourtant, depuis Saussure même et parfois indépendamment de lui, toute une partie de la recherche contemporaine revient sans cesse au problème de la signification : la psychanalyse, le structuralisme, la psychologie eidétique, certaines tentatives nouvelles de critique littéraire dont Bachelard a donné l’exemple, ne veulent plus étudier le fait qu’en tant qu’il signifie. Or postuler une signification, c’est recourir à la sémiologie. Je ne veux pas dire que la sémiologie rendrait également compte de toutes ces recherches : elles ont des contenus différents. Mais elles ont un statut commun, elles sont toutes sciences des valeurs ; elles ne se contentent pas de rencontrer le fait : elles le définissent et l’explorent comme un valant pour. La sémiologie est une science des formes, puisqu’elle étudie des significations indépendamment de leur contenu. Je voudrais dire un mot de la nécessité et des limites d’une telle science formelle. La nécessité, c’est celle-là même de tout langage exact. Jdanov se moquait du philosophe Alexandrov, qui parlait de « la structure sphérique de notre planète ». « Il semblait jusqu’ici, dit Jdanov, que seule la forme pouvait être sphérique. » Jdanov avait raison : on ne peut parler de structures en termes de formes, et réciproquement. Il se peut bien que sur le plan de la « vie », il n’y ait qu’une totalité indiscernable de structures et de formes. Mais la science n’a que faire de l’ineffable : il lui faut parler la « vie », si elle veut la transformer. Contre un certain don quichottisme, d’ailleurs, hélas, platonique, de la synthèse, toute critique doit consentir à l’ascèse, à l’artifice de l’analyse, et dans l’analyse, elle doit approprier les méthodes et les langages. Moins terrorisée par le spectre du « formalisme », la critique historique eût été peut être moins stérile ; elle eût compris que l’étude spécifique des formes ne contredit en rien aux principes nécessaires de la totalité et de l’Histoire. Bien au contraire : plus un système est spécifiquement défini dans ses formes, et plus il est docile à la critique historique. Parodiant un mot connu, je dirai qu’un peu de formalisme éloigne de l’Histoire, mais que beaucoup y ramène. Y a t il meilleur exemple d’une critique totale, que la description à la fois formelle et historique, sémiologique et idéologique, de la sainteté, dans le Saint Genet de Sartre? Le danger, c’est au contraire de considérer les formes comme des objets ambigus, mi-formes et mi-substances, de douer la forme d’une substance de forme, comme l’a fait par exemple le réalisme jdanovien. La sémiologie, posée dans ses limites, n’est pas un piège métaphysique : elle est une science parmi d’autres, nécessaire mais non suffisante. L’important, c’est de voir que l’unité d’une explication ne peut tenir à l’amputation de telle ou telle de ses approches, mais, conformément au mot d’Engels, à la coordination dialectique des sciences spéciales qui y sont engagées. Il en va ainsi de la mythologie : elle fait partie à la fois de la sémiologie comme science formelle et de l’idéologie comme science historique : elle étudie des idées en forme2. Je rappellerai donc que toute sémiologie postule un rapport entre deux termes, un signifiant et un signifié. Ce rapport porte sur des objets d’ordre différent, et c’est pour cela qu’il n’est pas une égalité mais une équivalence. Il faut ici prendre garde que contrairement au langage commun qui me dit simplement que le signifiant exprime le signifié, j’ai affaire dans tout système sémiologique non à deux, mais à trois termes différents car ce que je saisis, ce n’est nullement un terme, l’un après l’autre, mais la corrélation qui les unit : il y a donc le signifiant, le signifié et le signe, qui est le total associatif des deux premiers termes. Soit un bouquet de roses uploads/s3/ roland-barthes-le-mythe-aujourdhui.pdf
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- Publié le Aoû 08, 2022
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