Maurice MERLEAU-PONTY [1908-1961] Philosophe français, professeur de philosophi
Maurice MERLEAU-PONTY [1908-1961] Philosophe français, professeur de philosophie à l’Université de Lyon puis au Collège de France SENS ET NON-SENS. Paris : Les Éditions Nagel, 1966, 5e édition, 333 pages. Collection : Pensées. Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens. (1966) 2 SENS ET NON-SENS I. OUVRAGES Le doute de Cézanne Retour à la table des matières Il lui fallait cent séances de travail pour une nature morte, cent cinquante séances de pose pour un portrait. Ce que nous appelons son œuvre n'était pour lui que l'essai et l'approche de sa peinture. Il écrit en septembre 1906, âgé de 67 ans, et un mois avant de mourir : « Je me trouve dans un tel état de troubles cérébraux, dans un trouble si grand que j'ai craint, à un moment, que ma faible raison n'y passât... Maintenant il me semble que je vais mieux et que je pense plus juste dans l'orientation de mes études. Arriverai-je au but tant cherché et si longtemps poursuivi ? J'étudie toujours sur nature et il me semble que je fais de lents progrès. » La peinture a été son monde et sa manière d'exister. Il travaille seul, sans élèves, sans admiration de la part de sa famille, sans encouragement du côté des jurys. Il peint l'après-midi du jour où sa mère est morte. En 1870, il peint à l'Estaque pendant que les [16] gendarmes le recherchent comme réfractaire. Et pourtant il lui arrive de mettre en doute cette vocation. En vieillissant, il se demande si la nouveauté de sa peinture ne venait pas d'un trouble de ses yeux, si toute sa vie n'a pas été fondée sur un accident de son corps. À cet effort et à ce doute répondent les incertitudes ou les sottises des contemporains. « Peinture de vidangeur saoul », disait un critique en 1905. Aujourd'hui, G. Mauclair tire encore argument contre Cézanne de ses aveux d'impuissance. Pendant ce temps, ses tableaux sont Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens. (1966) 3 répandus dans le monde. Pourquoi tant d'incertitude, tant de labeur, tant d'échecs, et soudain le plus grand succès ? Zola, qui était l'ami de Cézanne depuis l'enfance, a été le premier à lui trouver du génie, et le premier à parler de lui comme d'un « génie avorté ». Un spectateur de la vie de Cézanne, comme était Zola, plus attentif à son caractère qu'au sens de sa peinture, pouvait bien la traiter comme une manifestation maladive. Car dès 1852, à Aix, au collège Bourbon où il venait d'entrer, Cézanne inquiétait ses amis par ses colères et ses dépressions. Sept ans plus tard, décidé à devenir peintre, il doute de son talent et n'ose pas demander à son père, chapelier puis banquier, de l'envoyer à Paris. Les lettres de Zola lui reprochent de l'instabilité, de la faiblesse, de l'indécision. Il vient à Paris, mais écrit : « Je n'ai fait que changer de place et l'ennui m'a suivi. » Il ne tolère pas la discussion, parce qu'elle le fatigue et qu'il ne sait jamais donner ses raisons. Le fond de son caractère est anxieux. À quarante-deux ans, il pense qu'il mourra jeune et fait son testament. À [17] quarante-six ans, pendant six mois, il est traversé par une passion fougueuse, tourmentée, accablante, dont le dénouement n'est pas connu et dont il ne parlera jamais. À cinquante et un ans, il se retire à Aix, pour y trouver la nature qui convient le mieux à son génie, mais c'est aussi un repli sur le milieu de son enfance, sa mère et sa sœur. Quand sa mère mourra, il s'appuiera sur son fils. « C'est effrayant, la vie », disait-il, souvent. La religion, qu'il se met alors à pratiquer, commence pour lui par la peur de la vie et la peur de la mort. « C'est la peur, explique-t-il à un ami, je me sens encore pour quatre jours sur la terre ; puis après ? Je crois que je survivrai et je ne veux pas risquer de rôtir in aeternum. » Bien qu'ensuite elle se soit approfondie, le motif initial de sa religion a été le besoin de fixer sa vie et de s'en démettre. Il devient toujours plus timide, méfiant et susceptible. Il vient quelquefois à Paris, mais, quand il rencontre des amis, leur fait signe de loin de ne pas l'aborder. En 1903, quand ses tableaux commencent de se vendre à Paris deux fois plus cher que ceux de Monet, quand des jeunes gens comme Joachim Gasquet et Emile Bernard viennent le voir et l'interroger, il se détend un peu. Mais les colères persistent. Un enfant d'Aix l'avait autrefois frappé en passant près de lui ; depuis lors il ne pouvait plus supporter un contact. Un jour de sa vieillesse, comme il trébuchait, Emile Bernard le soutint de la main. Cézanne entra dans une grande Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens. (1966) 4 colère. On l'entendait arpenter son atelier en criant qu'il ne se laisserait pas mettre « le grappin dessus ». C'est encore à cause du « grappin » qu'il écartait de son atelier les femmes qui auraient pu lui servir de modèles, [18] de sa vie les prêtres qu'il appelait des « poisseux », de sou esprit les théories d'Emile Bernard quand elles se faisaient trop pressantes. Cette perte des contacts souples avec les hommes, cette simpuissance à maîtriser les situations nouvelles, cette fuite dans les habitudes, dans un milieu qui ne pose pas de problèmes, cette opposition rigide de la théorie et de la pratique, du « grappin » et d'une liberté de solitaire, — tous ces symptômes permettent de parler d'une constitution morbide, et par exemple, comme on l'a fait pour Greco, d'une schizoïdie. L'idée d'une peinture « sur nature » viendrait à Cézanne de la même faiblesse. Son extrême attention à la nature, à la couleur, le caractère inhumain de sa peinture (il disait qu'on doit peindre un visage comme un objet), sa dévotion au monde visible ne seraient qu'une fuite du monde humain, l'aliénation de son humanité. — Ces conjectures ne donnent pas le sens positif de l'œuvre, on ne peut pas en conclure sans plus que sa peinture soit un phénomène de décadence, et, comme dit Nietzsche, de vie « appauvrie », ou encore qu'elle n'ait rien à apprendre à l'homme accompli. C'est probablement pour avoir fait trop de place à la psychologie, à leur connaissance personnelle de Cézanne, que Zola et Emile Bernard ont cru à un échec. Il reste possible que, à l'occasion de ses faiblesses nerveuses, Cézanne ait conçu une forme d'art valable pour tous. Laissé à lui- même, il a pu regarder la nature comme seul un homme sait le faire. Le sens de son œuvre ne peut être déterminé par sa vie. On ne le connaîtrait pas mieux par l'histoire de l'art, [19] c'est-à- dire en se reportant aux influences (celle des Italiens et de Tintoret, celle de Delacroix, celle de Courbet et des Impressionnistes), — aux procédés de Cézanne, ou même à son propre témoignage sur sa peinture. Ses premiers tableaux, jusque vers 1870, sont des rêves peints, un Enlèvement, un Meurtre. Ils viennent des sentiments et veulent provoquer d'abord les sentiments. Ils sont donc presque toujours peints par grands traits et donnent la physionomie morale des gestes plutôt que leur aspect visible. C'est aux Impressionnistes, et en Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens. (1966) 5 particulier à Pissaro, que Cézanne doit d'avoir conçu ensuite la peinture, non comme l'incarnation de scènes imaginées, la projection des rêves au dehors, mais comme l'étude précise des apparences, moins comme un travail d'atelier que comme un travail sur nature, et d'avoir quitté la facture baroque, qui cherche d'abord à rendre le mouvement, pour les petites touches juxtaposées et les hachures patientes. Mais il s'est vite séparé des Impressionnistes. L'Impressionnisme voulait rendre dans la peinture la manière même dont les objets frappent notre vue et attaquent nos sens. Il les représentait dans l'atmosphère où nous les donne la perception instantanée, sans contours absolus, liés entre eux par la lumière et l'air. Pour rendre cette enveloppe lumineuse, il fallait exclure les terres, les ocres, les noirs et n'utiliser que les sept couleurs du prisme. Pour représenter la couleur des objets, il ne suffisait pas de reporter sur la toile leur ton local, c'est-à-dire la couleur qu'ils prennent quand on les isole de ce qui les entoure, il fallait tenir compte des phénomènes [20] de contraste qui dans la nature modifient les couleurs locales. De plus, chaque couleur que nous voyons dans la nature provoque, par une sorte de contrecoup, la vision de la couleur complémentaire, et ces complémentaires s'exaltent. Pour obtenir sur le tableau, qui sera vu dans la lumière faible des appartements, l'aspect même des couleurs sous le soleil, il faut donc y faire figurer non seulement un vert, s'il s'agit d'herbe, mais encore le rouge complémentaire qui le fera vibrer. Enfin, le ton local lui-même est décomposé chez les Impressionnistes. On peut en général obtenir chaque couleur en juxtaposant, au heu de les mélanger, uploads/s3/ maurice-merleau-ponty-le-doute-de-cezanne.pdf
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- Publié le Apv 20, 2022
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