Le Portique Numéro 6 - 2000 Le discours universitaire Marges et controverses Im

Le Portique Numéro 6 - 2000 Le discours universitaire Marges et controverses Image et violence Jean-Luc Nancy Texte intégral Deux affirmations nous sont aujourd’hui familières : celle selon laquelle il y a une violence des images (nous parlons volontiers de « matraquage publicitaire », et la publicité évoque d’abord un déferlement d’images), et celle selon laquelle des images de la violence, de cette violence sans cesse rallumée aux quatre coins du monde, sont omniprésentes et sont, à la fois ou alternativement, indécentes, choquantes, nécessaires, déchirantes. L’une et l’autre affirmation renvoient très vite à l’élaboration d’exigences éthiques, juridiques et esthétiques (il y a d’ailleurs aussi un registre particulier des arts de la violence et de la violence dans l’art d’aujourd’hui) en vue d’une régulation contrôlant la violence, les images, l’image de celle-là et la violence de celles-ci. Mon propos n’est pas d’entrer dans le débat de ces exigences. Il est de revenir un peu en-deçà des affirmations elles-mêmes, pour poser la question de ce qui peut lier de manière particulière l’image la violence et la violence à l’image. S’il est permis d’attendre, d’un tel questionnement, quelque clarification au moins de pensée, ce sera sans doute à l’égard de l’ambivalence qui sous-tend, de manière parallèle et en cela remarquable, notre estimation générale de l’un et de l’autre termes : de la violence et de l’image, en effet, il y en a de la bonne et de la mauvaise. Il y en a qu’il faut, et il y en a qu’il ne faut pas. Tout se passe comme s’il y avait constitutivement deux essences possibles et de l’image et de la violence, par conséquent aussi deux essences de la violence de l’image et de l’image de la violence. On aurait vite fait de repérer, dans l’histoire du monde moderne, toutes les occurrences et toutes les configurations de ces doubles dualités ou de ces duplicités redoublées. * * * Pour essayer d’entrer dans la question, je ne partirai pas d’abord du couple « image et violence ». Je suivrai d’abord quelque temps la violence seule, en tâchant d’examiner quel est le mode propre où elle opère quant à la vérité. On verra peu à peu s’en dégager les traits qui nous mèneront vers l’image. Artemisia Gentileschi, Judith décapitant Holopherne. I. « Violence et vérité » On peut définir la violence, a minima, comme la mise en œuvre d’une force qui reste étrangère au système dynamique ou énergétique dans lequel elle intervient. Prenons un exemple anodin, mais qui peut témoigner d’une violence au sens d’un tempérament violent, ou bien d’une contrainte objective à devenir violent : la nécessité d’extraire une vis rebelle en l’arrachant avec une tenaille, au lieu d’user du tournevis et du dégrippant. Celui qui procède ainsi ne compose plus avec la logique du pas de vis, ni avec celle du matériau (du bois, par exemple) qu’il arrache et qu’il rend inutilisable à cet endroit. La violence n’entre pas dans un ordre des raisons, ni dans une composition des forces en vue d’un résultat. Elle est en-deçà de l’intention et au-delà du résultat. Elle dénature ce qu’elle violente, elle le saccage, elle le massacre. Elle ne le transforme pas, elle lui ôte sa forme et son sens, elle n’en fait rien d’autre qu’un signe de sa rage à elle, une chose ou un être violenté – chose ou être dont l’essence même est devenue cela : avoir été violenté, violé. Au-delà ou ailleurs, la violence brandit une autre forme, sinon un autre sens. La violence reste dehors, elle ignore le système, le monde, la configuration qu’elle violente (personne ou groupe, corps ou langue). Elle ne se veut pas compossible, elle se veut au contraire impossible, intolérable pour l’espace des compossibles qu’elle déchire et qu’elle détruit. Elle ne veut rien en savoir et elle ne veut être que cette ignorance ou cet aveuglement délibéré, volonté obtuse soustraite à toute connexion, occupée de sa seule intrusion fracassante. (Mais ainsi, posons-le en attente, la violence déclare sa propre irruption comme la figure même, l’image du dehors.) C’est pourquoi la violence est profondément bête. Mais bête au sens le plus fort, le plus épais, le moins réparable. Non pas la bêtise d’un défaut d’intelligence, mais bien pire, la connerie de l’absence de pensée, et d’une absence voulue, calculée par son intelligence crispée. (« Connerie » : j’emploie à dessein ce mot deux fois violent : une fois en tant qu’argotique, une autre fois par l’image obscène et violeuse qu’il mobilise.) La violence ne joue pas le jeu des forces. Elle ne joue pas du tout, elle hait le jeu, tous les jeux, les intervalles, les articulations, les battements, les règles que rien ne règle sinon leur pur rapport. De même qu’elle écarte et qu’elle écrase le jeu des forces et le réseau des rapports, de même il lui faut s’épuiser elle-même dans son déchaînement. Elle est en-deçà de la puissance, et au-delà de l’acte. Le violent veut cracher toute sa violence, il doit s’y cracher lui-même. Il doit y expulser toute sa propre épaisseur, et n’être plus que ce qui cogne, casse, celui qui torture jusqu’à l’hébétude : celle de la victime, mais aussi la sienne. Sa force n’est plus de la force, elle est une sorte de pure intensité empâtée, stupide, impénétrable. Une masse se noue sur soi et se fond dans sa masse, où elle se fait coup : inertie ramassée et lancée pour briser, disloquer, faire craquer. (De nouveau, mettons en attente : la violence s’expose comme figure sans figure, monstration, ostension de ce qui reste sans visage.) De même qu’elle n’est pas l’application d’une force en composition avec d’autres, mais en somme le forçage de tout rapport de forces, son écrasement pour rien d’autre que l’écrasement, et ainsi une faiblesse exaspérée, de même la violence n’est pas au service d’une vérité : elle se veut elle-même la vérité. À l’ordre composé dont elle ne veut rien savoir, elle ne substitue pas un autre ordre, mais elle-même (et son pur désordre). C’est elle, c’est-à-dire ce sont ses coups qui sont ou qui font la vérité. La violence raciste est exemplaire : elle est violence qui tape sur la gueule, parce que c’est – en toute connerie – cette gueule qui « ne lui revient pas ». Cette gueule est privée de vérité, tandis que la vérité réside dans une figure qui se réduit au coup qu’elle porte. Ici, la vérité est vraie parce que violente et dans sa violence : vérité écrasante, au sens où c’est l’écrasement qui vérifie. * * * Il importe alors de relever une ambiguïté dont se nourrit insidieusement tout éloge direct ou indirect de la violence. Il ne fait pas de doute que la vérité elle-même – la véritable vérité, si j’ose dire – est violente à sa manière. Elle ne peut surgir sans déchirer un ordre établi. Au bout des efforts d’une méthode, elle ruine la méthode. Elle ne compose pas avec les arguments, les raisonnements et les preuves : ceux-ci sont comme l’envers nécessaire mais obscur de sa manifestation. Dans toute son histoire, la philosophie s’est occupée de cela : que la vérité est un surgissement violent (c’est elle, déjà, qui force le prisonnier de Platon à sortir de la caverne, pour ensuite l’éblouir de son soleil). De là vient aussi qu’on a pu parler d’une bonne et nécessaire violence, d’une violence amoureuse, d’une violence interprétative, d’une violence révolutionnaire, d’une violence divine. L’ambiguïté est redoutable, elle prête à toutes les falsifications, à toutes les confusions : on ne le sait que trop. Mais cette ambivalence est sans doute constitutive de la violence, et en tout cas de sa modernité 1, si la modernité se définit en tout par un effacement des oppositions simples et par un débordement des frontières. Au cœur de ce débordement, il y aurait en particulier ceci : une pénétration de la violence dans l’être même (quel que soit son nom : sujet, histoire, force…). La différence, toutefois, semble s’imposer avec autant de force que l’ambivalence : la vérité vraie est violente parce qu’elle est vraie – tandis que l’autre, son double épais, n’est « vraie » que pour autant qu’elle est violente. Celle-ci réduit la vérité au mode de la violence, et l’y épuise, celle-là, au contraire, déchaîne la violence dans la vérité même, et ainsi l’y contient. La vérité de la violence écrase et s’écrase elle-même. Elle se manifeste elle-même pour ce qu’elle est : rien d’autre que vérité du poing, de l’arme, de la connerie épaisse. Elle ricane, elle éructe, elle gueule, elle jouit de sa manifestation (jouir, pour le violent, est sans plaisir et sans joie : c’est se repaître de l’image même de sa violence). Tout autre est la violence de la vérité : elle est violence qui se retire dans son irruption même, et parce que cette irruption elle-même est un retrait, qui ouvre un espace et qui le libère pour la présentation manifeste du vrai. (En attente encore : n’y a-t-il pas ainsi, de part et d’autre, uploads/s3/ nancy-jean-luc-image-et-violence 2 .pdf

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