118 Style : de l’informe à la forme LEANDRO DE OLIVEIRA NERIS Université du Qué

118 Style : de l’informe à la forme LEANDRO DE OLIVEIRA NERIS Université du Québec à Montréal nerisle@hotmail.com RÉSUMÉ Certaines approches stylistiques, vouées à l’analyse des textes littéraires, se sont investies d’une prétention scientifique de description linguistique qui a eu pour effet une présentation technique et normative des faits de la langue. Le dogmatisme de cette posture analytique, qui d’ailleurs est inséparable des propriétés phonétique, morphologique et syntaxique de la surface textuelle, a confiné la réflexion sur le style à une sorte de techné positive de la « forme ». Mais quel sens et quelle pertinence le terme de « forme » peut-il recouvrir en stylistique ? Et dans quelle mesure la stylistique gagne-t-elle à intégrer la notion d’« informe » à son cadre théorique ? Afin de répondre à ces questions, j’ai pour objectif avec cet article de susciter une réflexion en deux temps. Premièrement, je réexaminerai certaines conceptions de la « forme », qui ont contribué à ériger les approches stylistiques tout au long de l’histoire, et, deuxièmement, de façon à réclamer un élar- gissement de l’horizon théorique, je chercherai à montrer comment la catégorie de l’« informe » peut ouvrir de nouvelles perspectives pour l’étude du style en littérature. MOTS-CLÉS style, stylistique, forme, informe, texte littéraire Il est de la nature même de l’informe d’être hors d’atteinte des mots et de ne se laisser approcher que par défaut. Pourtant notre besoin d’origine est tel qu’il nous faut trouver une origine de l’origine, une butée au-delà de laquelle il n’y aurait plus rien à chercher. Sophie de Mijolla-Mellor (2005 : 7) 119 ABSTRACT Some approaches to stylistics have made great claims to scientific objectivity in order to investigate some formal features of literary texts. However, the excessive concern with the linguistic form resulted in technical and rigorous stylistic analysis. This analytical position, which is closely related to the examination of grammar, semantics and phonological properties of the text, restricted the study of the literary style to a kind of positive techne of the linguistic “ form ”. But what meaning and what relevance does the concept of “ form ” have in stylistics ? And how can the concept of “ formless ” be useful to stylistics ? In order to answer these questions, this article has a double objective. Firstly, it will re-examine the main conceptions of the “ form ” which have influenced the stylistic approaches throughout history. Secondly, it will demonstrate how the category of the “ formless ” can reveal new perspectives to the study of the style in literature. KEYWORDS style, stylistics, form, formless, literary text 120 Le titre de cet article peut paraître, à première vue, assez nébuleux : les notions rassemblées (celles de style, de forme et d’informe) sont mani- festement polysémiques et, si je me résigne à les réduire abusivement à une simple précision terminologique, je n’arriverai sans doute pas à déterminer clairement leur articulation. Il convient donc de problématiser la difficulté en interrogeant les frontières conceptuelles de ces notions qui, aptes à révéler des points d’échange et des relations complémentaires, peuvent créer l’espace épistémologique nécessaire afin de repenser la spécificité des phénomènes stylistiques. Dans ces conditions, ma réflexion permettra non seulement de réexaminer certaines conceptions de la « forme », qui ont contribué à forger les outils d’analyse stylistique tout au long de l’histoire, mais aussi de révéler, grâce à la catégorie de l’informe, des perspectives neuves pour l’étude du style en littérature. 1. Le style et la forme Le style est une notion complexe, riche, ambiguë, multiple (Compagnon 1998 : 205) qui désigne aussi bien un aspect singulier, propre à une individualité créatrice, qu’un aspect général relevant de la praxis collective. Les tentatives de dépasser cette amphibologie ont parfois circonscrit la reconnaissance des éléments pertinents à l’analyse du style à une démarche formaliste qui permettrait d’appréhender invariablement un ensemble de catégories et d’éléments susceptibles d’être décrits de manière exhaustive. Suivant un tel courant théorique, certaines approches stylistiques1, vouées à l’analyse des textes littéraires, se sont investies d’une prétention scientifique de description du mot et de la phrase qui a eu pour effet une présentation technique et normative des faits de la langue. Ces approches, privilégiant les propriétés phonologique, morphologique et syntaxique du niveau phrastique, ont alors accordé beaucoup d’importance au statut formel de la structure signifiante de la surface textuelle. Cette posture analytique a inévitablement confiné la réflexion sur le style à une sorte de techné positive de la « forme2 ». Ayant une riche histoire en philosophie et en esthétique, le terme « forme » traduit de manière fort équivoque plusieurs mots grecs, mais plus particulièrement la polyvalence de μορφή dans son opposition à εἶδος3. Pour Aristote, la μορφή correspond à la forme, au sens de la configuration ou du type, du modèle sensible par rapport à la matière. Mais la forme est aussi l’εἶδος, le moule originel qui informe toutes choses et détermine un être dans sa différence spécifique4 (Fraisse 2011 : 17). Il importe aussi de mentionner le terme latin forma : métathèse de μορφή, ce terme désigne les Style : de l’informe à la forme 121 aspects extérieurs qui caractérisent un objet, la silhouette ou la forme visible, les différents « moules », la figure, l’image, le type. Ces acceptions, dépendantes d’une pensée fortement imprégnée par la rhétorique et les humanités gréco-latines, montrent que la forme s’oppose à la « matière qu’ elle informe, tout en formant l’ objet connaissable […] » (Greimas et Courtés 1993 : 155). Fondée sur une analogie entre contenant et contenu, cette prise de position formaliste, met en évidence la « forme » comme « le vêtement hasardeux du fond5 » (Focillon 1964 : 5), comme une entité immobilisée, pas seulement dans son opposition à la matière, mais aussi dans son rapport à la présence. Dans ce cadre, la forme devient quasi-synonyme d’expression dont la fonction est d’informer la matière, c’est-à-dire les « objets de pensée », interprétés par glissement sémantique comme le sens, le contenu, ou encore, le fond6. Selon Jacques Derrida, le concept de forme « ne se laisse pas, ne s’est jamais laissé dissocier de celui de l’apparaître, du sens, de l’évidence, de l’essence. Seule une forme est évidente, seule une forme a ou est une essence, seule une forme se présente comme telle » (Derrida 1972 : 188). C’est dans ce contexte, qui consolide implicitement la distinction conventionnelle entre la forme et le fond, que le plan de l’expression linguistique7 des textes littéraires se trouve privilégié par la stylistique. Or, comme l’affirme Frances Fortier, « en envisageant la manifestation textuelle comme une série de décisions techniques qu’il s’agit de répertorier […], la stylistique demeure strictement dans l’ordre de la forme de l’expression8 » (Fortier 1995 : 78). Il en résulte que le style littéraire, au gré d’une technique de catégorisation « hiérarchisante » et « excluante », se présente le plus souvent comme le produit d’une excessive objectivation des différents paramètres formels du code expressif des œuvres. Ces paramètres ne sont autres que ceux du langage : sons, choix de mots, ordres des mots, tours et constructions. Cette tendance à restreindre l’analyse aux agencements linguistiques du plan de l’expression reconnaît dans la forme, en tant qu’« instrument spéculaire » du style9, « une propriété valorisée et valorisante » (Vouilloux 2008 : 200). Dans ce contexte de valorisation d’une singularité formelle, le style littéraire, circonscrit au plan de réalisation matérielle de la langue, est envisagé comme « l’enveloppe brillante » qui sert à faire valoir le génie de l’écrivain : « l’attribut du génie est le don de créer, le style est l’art de bien dire. Le génie donne la vie, le style donne la forme » (Marmontel 1859 : 307). La légitimité de cette notion traditionnelle du style, explicitée par les paroles de Jean-François Marmontel, est profondément marquée par l’ancienne conception d’élocution de la rhétorique classique : « C’est maintenant le moment de parler de l’ élocution ; et en effet, il ne suffit pas de posséder la matière de son discours, Style : de l’informe à la forme 122 on doit encore parler comme il faut, et c’est là une condition fort utile pour donner au discours une bonne apparence » (Aristote 1991 : 297). Aristote fait ici référence à la « mise en forme » verbale des arguments au niveau de la phrase qui, conformément à une perspective paradigmatique, englobe le choix des mots, des figures, des tours, des effets d’harmonie et de cadence. Il faut encore constater qu’Aristote, dans sa Poétique, porte une très grande attention à la forme de l’expression du langage, particulièrement à la « bonne apparence » du matériau de toute composition littéraire : La qualité de l’expression, c’est d’être claire sans être plate ; or la plus claire est celle qui se compose de noms courants, mais elle est plate : l’exemple en est la poésie de Cléophon, ou celle de Sthénélos. L’expression noble et qui échappe à la banalité, est celle qui a recours à des termes uploads/s3/ 31-texte-de-l-x27-article-92-1-10-20160531.pdf

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