Bibliothèque des sciences humaines NATHALIE HEINICH LE PARADIGME DE L’ART CONTE

Bibliothèque des sciences humaines NATHALIE HEINICH LE PARADIGME DE L’ART CONTEMPORAIN STRUCTURES D’UNE RÉVOLUTION ARTISTIQUE GALLIMARD PROLOGUE LES COULISSES D’UN PRIX « Paris — Samedi 20 octobre, au Grand Palais, à l’occasion de la FIAC, le duo d’artistes Dewar et Gicquel, représenté par la galerie Loevenbruck, a été désigné lauréat de l’édition 2012 du prix Marcel Duchamp, pour une sculpture monumentale en grès noir représentant un plongeur avec ses palmes, baptisée Gisant. En plus d’une dotation de 35 000 euros, les artistes bénéficieront d’une exposition au Centre Pompidou en octobre 2013 pour une durée de trois mois. Cette édition du Prix comptait trois autres artistes en lice : Franck Scurti, Bertrand Lamarche et la Franco-Suisse Valérie Favre 1. » Ainsi sera annoncé dans la presse le résultat du prix Marcel Duchamp 2012 2. Ce prix fut créé en 2000 par l’ADIAF (Association pour la diffusion internationale de l’art français), composée d’environ deux cent cinquante collectionneurs d’art contemporain. Chaque année les adhérents proposent des noms d’artistes qui leur semblent intéressants, parmi lesquels seront désignés par le bureau de l’association les quatre « nominés » de l’année. Ceux-ci doivent produire une œuvre exposée dans le cadre de la FIAC (Foire internationale d’art contemporain), qui permettra au jury de choisir le vainqueur. Pour effectuer son choix, le jury se fait aider par des experts : chacun des quatre artistes sélectionnés désigne un rapporteur (critique d’art, historien d’art, commissaire d’exposition…) qui plaidera sa cause. C’est là, donc, que les choses se jouent : dans la séance d’auditions organisée pour présenter au jury le travail de chacun des prétendants au titre. En 2012, cette séance, ouverte exclusivement aux adhérents de l’association qui souhaitaient y assister, s’est tenue dans la petite salle du Centre Georges-Pompidou, le vendredi 19 octobre, veille de la remise du prix. Dans la salle ont pris place une cinquantaine de personnes, avec une proportion équivalente d’hommes et de femmes, et une moyenne d’âge assez élevée. Au premier rang sont assis les sept membres du jury : le directeur du Mnam (Musée national d’art moderne), qui préside le jury ; le président de l’Adiaf ; une représentante de la famille Duchamp ; le directeur d’un musée japonais et la directrice d’une Kunsthalle (centre d’art) suisse ; un collectionneur belge et une collectionneuse londonienne. Dans un coin de la scène, un pupitre et un micro vont permettre aux orateurs de s’adresser au public sans gêner la vision de l’écran où seront projetées les images. Il est 14 h 10 : la séance va pouvoir commencer. Un critique d’art renommé, quinquagénaire, monte sur scène après avoir salué les membres du jury, et annonce le nom de l’artiste dont il va plaider la cause. Des photos de l’atelier de l’artiste apparaissent sur l’écran, suivies d’images de ses œuvres (principalement des peintures sur toile) qui se succéderont en boucle durant la vingtaine de minutes que durera l’exposé, les petits formats étant présentés en séries. L’orateur raconte avoir été pris au dépourvu en découvrant les tableaux dans l’atelier. Il est question d’une œuvre non terminée, variée mais cohérente ; de déplacements, à la fois géographiques, mentaux et plastiques ; de références au cinéma ; d’une personne qui ne se vit pas comme une artiste professionnelle mais qui a été comédienne, a fait des performances, de la musique ; qui ne s’en tient pas à un cadre, et dont les œuvres présentées pour ce prix n’étaient pas attendues ; qui se méfie des frontières, et qui sait surprendre ; qui n’est ni citationnelle, ni néo-abstraite, ni néo-surréaliste… Il insiste sur le fait qu’elle est une femme peintre, « du temps d’après : après Duchamp et sa prohibition de la peinture » ; et s’il parle de sa féminité c’est, dit-il, parce que la peinture est « une histoire d’hommes », qui aujourd’hui a mauvaise réputation, surtout à Paris, car elle est attachée au passé. Ce n’est pas l’artiste d’un style, d’une manière, comme le voudrait le marché, qui aime les marques, mais c’est quelqu’un qui a un esprit d’expérience, de liberté ; et qui ne cherche pas le beau métier, le beau sujet : au contraire elle est capable de peindre des cafards, dans un format trop grand, avec des couleurs trop éclatantes ; car l’art c’est le malaise, l’inquiétude, la maladie, ou le sacrilège, mais pas la guérison. C’est, dit-il encore, un peintre hybride, entre cinéma, photographie, littérature, autobiographie, et c’est « la seule façon de faire de la peinture aujourd’hui », sous le signe du Grand Verre, c’est-à-dire de la disparition plutôt que de l’éternité de l’art ou de la beauté, et dans une exigence intellectuelle constante. Il conclut : « une artiste pour aujourd’hui, absolument ». Le président du jury lui pose deux questions sur la chronologie et les étapes du parcours de l’artiste, auxquelles le rapporteur répond en insistant sur les changements, le développement non linéaire d’une œuvre « en éventail ». Une demi-heure s’est écoulée : à 14 h 42, il est temps d’écouter le deuxième rapporteur. Cette fois-ci c’est une jeune femme, trentenaire, qui s’installe au micro pour plaider la cause d’un duo d’artistes. Elle se présente comme critique d’art et commissaire d’exposition. Contrairement à son prédécesseur, son élocution est peu articulée, très rapide, à peine audible par moments. Mais elle a soigné sa tenue, adaptée à une quasi-performance, au point que le travail des artistes semble parfois le prétexte plutôt que la visée de son propre discours. Sur l’écran, un PowerPoint muet — où défilent toutes sortes d’images empruntées à l’histoire de l’art, y compris la plus ancienne — accompagne sa prestation. Il y est question du soutien des « curateurs », et du fait que ces artistes sont avant tout des sculpteurs (l’œuvre proposée pour le prix, réalisée en pierre, représente un plongeur à palmes en position de gisant), mais qui font appel à des matériaux issus de l’artisanat : « Ce sont tout simplement des artistes. » Outre la différence entre art et artisanat, il est aussi question de la définition de l’art et du style, d’un « changement de paradigme », de la « notion d’art contemporain » ou de « l’art dit contemporain », de la « dissolution de l’esprit moderne », de la « fin de la fin des utopies ». Plusieurs mouvements ou tendances esthétiques sont cités : naturalisme plutôt que romantisme, mouvement Arts and Crafts de Glasgow, kitsch, postmodernisme, esthétique relationnelle, branding… ; des œuvres : Les Demoiselles d’Avignon, un film de Philippe Parreno, une vidéo de Fischli & Weiss… ; des auteurs aussi : une philosophe des sciences (Isabelle Stengers), deux anthropologues (Claude Lévi-Strauss, Alban Bensa)… ; des disciplines : psychanalyse, anthropologie… Il est question encore d’« appel à des choses très anciennes, et de toutes cultures », de « femmes de toutes les époques ». Elle conclut sur « un art résolument populaire, pas parce qu’il plaît à tout le monde mais parce qu’il est généreux au niveau du sens ». Quelques questions lui sont posées par les membres du jury, en français ou en anglais : sur les travaux antérieurs des deux artistes, sur la signification de l’artisanat pour cette génération, et sur le mode d’exécution de la sculpture — par eux-mêmes ou par quelqu’un d’autre ? Ce à quoi l’oratrice répond qu’ils l’ont réalisée eux-mêmes, car ils ont « le plaisir d’apprendre, ce ne sont pas des amateurs » ; « Donc ils sculptent eux-mêmes ? », insiste un autre membre du jury, déclenchant des rires — à quoi elle répond « Oui, parce que ça les fait marrer ». Elle regagne la salle. Il est 15 h 19. Une autre femme, quadragénaire et sobrement vêtue, la remplace à la tribune. Elle se présente comme philosophe, et explique que l’artiste et elle ont travaillé ensemble sur l’art contemporain et la philosophie. Sur l’écran sont projetées des images urbaines, puis une photo de l’œuvre proposée pour le prix (une installation composée d’une maquette et d’une vidéo sur écran). Elle parle d’ancrage dans la réalité urbaine, de Nancy et de Jean Prouvé, de « constellation singulière », de science-fiction, d’une « machine à fictionnaliser le réel », d’un « ensemble ouvert d’expérimentations », d’une œuvre qui « n’explique rien mais agence un désir de voir », d’illusion et d’artifice, de « failles du visible », de disjonction, d’images immatérielles, d’onirisme, d’état second du spectateur, et d’une « exploration perceptive qui ne se limite pas au visible ni au champ de l’art ». Sont aussi convoqués les DJ, les « machines à voir », les « états modifiés », la « phénoménalité produite par les œuvres », les « interstices de l’empirie », le virtuel, le voisinage avec le cinéma, la pratique de l’anachronisme, l’hétérogénéité, les ellipses, les « forces opératoires du visible ». L’œuvre est une « conjonction singulière entre un effet fort et une technique faible », qui « court-circuite notre expérience » et possède une « puissance métamorphique ». Le discours s’achève avec le nom de Deleuze, et un oxymore : uploads/s3/ nathalie-heinich-le-paradigme-de-l-x27-art-contemporain-pdf.pdf

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