RHAA 6 15 Daniel Arasse en perspective: une apostille à L’ Annonciation italien
RHAA 6 15 Daniel Arasse en perspective: une apostille à L’ Annonciation italienne (em português, p. 185) NEVILLE ROWLEY Moniteur a l'Université de Paris IV – Sorbonne Doctorant d'histoire de l'art, periode moderne, a la Sorbonne RESUME Cet article retrace la genèse tourmentée de la thèse majeure développée par Daniel Arasse dans son ouvrage de 1999, L’Annonciation italienne. Une histoire de perspective. Dans ce livre, Arasse se propose de démontrer comment la perspective mathématique, par ses ambiguïtés mêmes, permet de représenter au mieux le mystère de l’Annonciation. L’historien s’intéresse en particulier à un type de composition, peut-être conçu par Masaccio puis développé, au milieu du Quattrocento, par des peintres tels que Do- menico Veneziano, Fra Angelico et Piero della Francesca. Il s’agit ici de mettre en parallèle « l’intuition » arassienne avec un autre courant pictural, lui aussi récemment mis au jour et impliquant les mêmes ar- tistes : celui de la « pittura di luce ». Entre les deux ensembles considérés, les affinités sont si importantes que l’on peut à la fois donner une plus grande ampleur à la thèse d’Arasse, mais aussi conférer un sens théologique à cette « peinture de lumière », pensée jusqu’alors en termes exclusivement formalistes. Notre réflexion se concluera par l’examen d’un cas limite, celui de l' Annonciation Martelli, de Filippo Lippi, et de sa mystérieuse disparité axiale. MOTS CLEFS Peinture italienne XVe siecle, Annonciation, Daniel Arasse, pittura di luce, Filippo Lippi. ABSTRACT This article retraces the tormented genesis of the major thesis developed by Daniel Arasse in his 1999 work The Italian Annunciation. A History of Perspective. In this book, Arasse proposes to de- monstrate how mathematic perspective, for its own ambiguities, allows to better depict the mystery of the Annunciation. The historian is particularly interested in a certain kind of composition, perhaps conceived by Masaccio and later developed by painters, such as Domenico Veneziano, Fran Angelico, and Piero della Francesca, in the mid 15th-century. Here the point is to make a parallel between the Arassian “intuition” with another pictorial current, also updated recently and which implicate the same artists: that is of the “pittura di luce”. Considering the two ensembles, the affinities are so important that we could amplify Arasse’s thesis, and also give a theological sense to this “painting of light”, thought until recently only in formalist terms. Our reflection will be concluded by the exam of a limit case, that is of the Martelli Annunciation, by Filippo Lippi, and its mysterious axial disparity. KEYWORDS 15th-century Italian painting, Annunciation, Daniel Arasse, pittura di luce, Filippo Lippi. Neville Rowley 16 RHAA 6 La capacité exceptionnelle qu’avait Daniel Arasse de traiter avec bonheur des problématiques extrêmement diverses a eu tendance à faire oublier qu’il était bien, lui aussi, un « spécialiste ». Son inté- rêt, jamais démenti, pour la peinture italienne, et plus particulièrement florentine, du début du Quattrocento remonte au diplôme d’études supérieures qu’il soutint en 1967 devant André Chastel. Dès cette époque, on voit poindre les problématiques qui seront au cœur de son ouvrage majeur, paru en 1999, sur L’Annonciation italienne. Dans ce livre, Arasse se propose de démon- trer comment la perspective mathématique, par ses ambiguïtés mêmes, permet de représenter au mieux le mystère de l’Annonciation, arrivée de « l’immensité dans la mesure », comme le décrit à l’époque saint Bernardin de Sienne. L’historien s’intéresse en parti- culier à un type de composition, peut-être conçu par Masaccio puis développé, au milieu du Quattrocento, par des peintres tels que Domenico Veneziano, Fra Angelico et Piero della Francesca. La parenté entre ces artistes va pourtant bien au-delà de leur maîtrise de la perspective : la tradition historiographique ita- lienne les a également regroupés dans un mouvement, baptisé « pittura di luce », mirant à la représentation, à l’aide de couleurs claires et limitées, d’un espace pic- tural ensoleillé. Il n’est pas anodin de constater que nombre de ces « peintures de lumière » représentent effectivement l’Annonciation, moment lumineux par excellence, suggérant une lecture moins formaliste de cette tendance picturale. Un tel lien est-il pertinent, et, dans ce cas, pourquoi Daniel Arasse ne l’a-t-il pas formulé ? Avant de pouvoir répondre à ces questions, il convient de retracer brièvement l’itinéraire intellectuel qui a abouti à l’ouvrage de 1999. Il ne s’agit pas ici de remettre en cause la vision « perspectiviste » de Daniel Arasse, mais bien de l’asseoir et de la développer pour redéfinir ce que l’on a appelé la « nouvelle imagerie », spatiale et lumineuse, du Quattrocento. Généalogie d’une intuition « Ce livre est né d’une intuition : du Trecento au Cinquecento, il avait existé dans la peinture ita- lienne une affinité particulière entre Annonciation et perspective1. » L’incipit de L’Annonciation italienne. Une histoire de perspective ne saurait énoncer plus explicite- ment son propos. Si Ambrogio Lorenzetti et Paolo Veronese constituent bien des points majeurs de la réflexion arassienne, on peut circonscrire à quelques décennies du Quattrocento la véritable thèse déve- loppée par l’historien. C’est en effet à un article de John Spencer, paru en 1955, qu’il se réfère en premier lieu au moment de retracer la genèse de sa réflexion2. Spencer mettait en évidence l’apparition, au milieu du Quattrocento, d’une manière nouvelle de représenter la scène de l’Annonciation, avec ses protagonistes, l’ar- change Gabriel et la Vierge Marie, placés de part et d’autre d’un lieu architectural creusé en son centre par une impressionnante fuite en perspective. Pour Spen- cer, l’exemple le plus ancien d’une telle composition se trouve dans le fragment de prédelle du Retable de sainte Lucie, peint par Domenico Veneziano vers 1445 et aujourd’hui au Fitzwilliam Museum de Cambridge (ill. 1). Ce dispositif, qualifié de « nouvelle imagerie spatiale3 », connaîtra une vaste fortune, d’abord à Flo- rence, puis dans toute l’Italie. Au début de sa réflexion sur l’Annonciation, Daniel Arasse revendique également l’héritage d’un autre « historien éminent4 », Erwin Panofsky. À son article fondateur sur la perspective, Arasse répond de manière à la fois révérencieuse et polémique5. Il loue d’abord l’historien allemand d’avoir été le premier à comprendre la perspective mathématique comme une « forme symbolique », dont le premier exemple serait précisément une Annonciation, celle d’Ambrogio Loren- zetti conservée à la Pinacoteca Nazionale de Sienne6. Pourtant, plus encore que cette analyse historique, qui s’est révélée inexacte, c’est l’interprétation même que fait Panofsky de la perspective que conteste Arasse. Celle-ci ne préside pas à une conception « déthéolo- gisée » du monde, mais est employée, au contraire, pour figurer l’incarnation de la divinité dans le monde humain. Car s’il est vrai que la perspective donne une mesure à l’espace représenté, certains éléments du dis- positif pictural résistent à toute mise en profondeur : c’est vrai de la porte close, au fond de la perspective de Domenico Veneziano (ill. 1), vue de très près alors qu’elle devrait être lointaine, ou de la plaque de marbre de l’ Annonciation de Piero della Francesca à Pérouse, dont on discerne les veines de manière incongrue pour une telle distance. L’espace ainsi construit n’est pas continu et infini, pas « moderne » au sens carté- sien, mais constitué, en accord avec la pensée aristo- télicienne de l’époque, de lieux juxtaposés : le monde Daniel Arasse en perspective RHAA 6 17 humain, mesurable par la perspective, fait ressortir celui, divin, qui échappe à toute mesure. « Comme la porte de Domenico Veneziano, le marbre de Piero della Francesca constitue une figure de l’incommen- surable venant dans la mesure7 », écrit Arasse. En tant que plus ancien exemple conservé d’une telle composition, l’ Annonciation de Domenico Vene- ziano est donc capitale. Pourtant, note Arasse, qui suit en cela Spencer, « si Domenico […] est certainement un des plus brillants spécialistes de la perspective à Florence dans les années 1440, il reste difficile de lui attribuer l’invention d’un schéma à ce point nou- veau8. » Selon les deux auteurs, une telle innovation serait plus probablement l’œuvre du fondateur de la Renaissance en peinture, rien moins que Masaccio lui- même. À l’appui d’une telle théorie se trouve, outre le génie du peintre, un passage de l’édition Giunti des Vies de Giorgio Vasari décrivant une Annonciation de Masaccio située sur le jubé de l’église florentine San Niccolò Oltrarno9. En 1940, Roberto Longhi avait pourtant proposé d’identifier cette œuvre avec l’ Annonciation de Masolino, autrefois dans la collection Mellon et aujourd’hui à la National Gallery of Art de Washington. Pour Longhi, l’attribution vasarienne serait due à une confusion du style des deux peintres dans la seconde édition des Vies10. Quelque temps après, une telle proposition a reçu un appui de poids avec la découverte de documents du XVIIe siècle si- gnalant, dans la sacristie de l’église, une Annonciation qui semble bien être celle de Masolino11. Il est vrai que la description de Vasari, avec son « édifice aux nombreuses colonnes dessinées en perspective d’une grande beauté », laissait planer un doute quant à cette identification12. Peu importe finalement, pour Arasse, la question de San Niccolò : ce qui compte, c’est qu’il existe bien un prototype perdu uploads/s3/ neville-daniel-arasse-et-l-x27-annonciation-pdf.pdf
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- Publié le Jul 07, 2021
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