LES POTERIES MODELÉES DE SEJNANE, FIGURES D’UNE ESTHÉTIQUE DE LA TERRE PEINTE H

LES POTERIES MODELÉES DE SEJNANE, FIGURES D’UNE ESTHÉTIQUE DE LA TERRE PEINTE Hélène Sirven Presses Universitaires de France | « Nouvelle revue d’esthétique » 2022/1 n° 29 | pages 59 à 79 ISSN 1969-2269 ISBN 9782130834991 DOI 10.3917/nre.029.0059 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-d-esthetique-2022-1-page-59.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56) ÉTUDES HÉLÈNE SIRVEN Les poteries modelées de Sejnane, figures d’une esthétique de la terre peinte L’ART EN MARGE, MARGES DE L’ART Jacques Derrida, qui a écrit aussi sur les marges de la philosophie, évoque ainsi l’ailleurs [1] : Ce qui vient à moi depuis longtemps sous le nom de l’écriture, de la déconstruction, du phallogocentrisme, etc., n’a pas pu ne pas procéder de cette étrange référence à un ailleurs, l’enfance, l’au-delà de la Méditerranée, la culture française, l’Europe finalement. Il s’agit de penser à partir de ce passage de l’ailleurs, l’ailleurs, même quand il est près, c’est toujours l’au-delà d’une limite, mais en soi ; on a l’ailleurs dans le cœur, on l’a dans le corps. C’est ça que veut dire l’ailleurs, l’ailleurs est ici, si l’ailleurs était ailleurs, ce ne serait pas un ailleurs. Cet ailleurs, on le rencontre aussi dans les pratiques qui, par l’entremise de l’intériorité, débordent la réalité du savoir-faire, et notamment dans le franchis- sement de la frontière entre artisanat et art. Les poteries tunisiennes de Sejnane apparaissent comme l’en soi de leurs créatrices, leur imaginaire, elles sont leur ailleurs et leur ici, dans leur désir de figurer, de fabriquer leur terre intérieure, à partir de l’argile qu’elles vont chercher au sein de leur environnement naturel proche depuis toujours. Le territoire créatif des femmes de Sejnane, ce sont des objets, des poupées qu’elles vendent au bord des routes, et aussi dans des lieux d’exposition. Pleines d’histoire et de gestes, leurs poteries modelées et peintes sont la marge d’une effigie artisanale symbolique. Des gestes à la fois appris et singularisés des potières qui se tournent vers l’indépendance du geste artistique aux poteries signées qui circulent, il s’ensuit une déconstruction des catégories. Ces objets de l’ailleurs sont aussi des « ici » quand ils deviennent objets de nouvelle Revue d’esthétique no 29/2022 | 59 1. D’ailleurs Derrida, film de Safaa Fathy, 68 mn, Super 16 mm, Gloria Films Pro- duction, Kinotar Oy, YLE, La Sept ARTE, 1999. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56) ÉTUDES | Arts en marge 2. Voir Nathalie Heinich, Roberta Shapiro (dir.), De l’artification. Enquête sur le pas- sage à l’art, Paris, Éditions de l’EHESS, 2012. nouvelle Revue d’esthétique no 29/2022 | 60 collection, donc objets de désir, et quand ils sont accueillis dans le patrimoine mondial culturel. Venus de l’artisanat, devenus patrimoine mondial en raison même de leur processus créatif et d’un accès à la visibilité qui sanctionne leur statut d’objet d’art, ils restent dans une marge qu’ils débordent en même temps. L’esthétique des poteries de Sejnane, c’est la rencontre entre tradition et éman- cipation artistique, dans le contexte social et politique de la Tunisie. L’étymologie latine du mot « marge » (margo, marginis), apparu au XIIIe siècle, renvoie au bord, à la bordure, donc à la frontière, à la limite. C’est- à-dire ce qui sépare, mais aussi ce qui relie, ce qui est au contact. Aujourd’hui, la marge signifie l’écart, la périphérie, l’isolement, mais aussi une forme de liberté, possiblement philosophique (on peut penser à Jean-Jacques Rousseau, promeneur solitaire en marge, au-dedans de lui-même et en prise avec la société). Le premier sens de « marge » en français est technique : dans le domaine de l’imprimerie, c’est un espace vierge entre un texte, une gravure et le bord de la page. Lorsque dans le champ artistique il est question de marge, viennent à l’esprit l’art brut, les arts dits singuliers, voire les arts dits primitifs, mais aussi celui des amateurs ou des pratiques en voie d’artification [2]. Un « art en marge » signifie autant une mise à l’écart voulue ou subie que l’affirmation d’une posture autre, nouvelle, mais il peut exister une tradition de la marge (tels les artistes urbains qui ne veulent pas entrer dans le marché de l’art). Un art en marge est ailleurs, mais potentiellement visible puisque désigné comme tel, en dehors du continent des arts légitimés par les instances compétentes et le jugement esthétique. Si l’on considère la question du bord, une forme à caractère artistique en marge serait à la frontière du monde des arts reconnus comme tels, mais quand même un art en touchant ce bord. Un art en marge peut certes s’auto-légitimer, s’affirmer comme art sans recourir aux experts. Il y a un référent à l’idée d’art défini dans un contexte spécifique, par ses formes, ses contenus, sa portée esthétique, philosophique, historique, politique. L’art en marge se situerait au bord de l’art reconnu, comme le regardant sur ses bords et se définissant ainsi, dans l’esthétique du divers chère à Victor Segalen. Les potières berbères de la région de Tunis produisent depuis des temps très anciens des objets qui, en effet, sont à la marge de l’artisanat, une forme libérée des traditions sans pour autant rompre avec elles, qui s’en émancipe et s’en nourrit à la fois. Les objets dont il va être question ci-après sont étonnants. Ils pourraient être classés dans l’art brut, parce que leurs créatrices se détachent de la tradition proprement dite pour inventer et déployer leur imagination, en signant leurs productions qui deviennent des œuvres ayant une présence poïé- tique (au sens de René Passeron). Les objets ne sont plus seulement utiles, ils deviennent l’expression d’un imaginaire bien ancré dans un contexte social spécifique. Ces objets modestes et fragiles provoquent une émotion esthétique, parce qu’ils dépassent leur fonction ; les femmes qui les créent veulent en faire © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56) Les poteries modelées de Sejnane, figures d’une esthétique de la terre peinte | HÉLÈNE SIRVEN un art, leur art. Et les artistes qui connaissent ces objets en saisissent les enjeux pour interroger politiquement la société tunisienne. Leurs poteries sont des objets d’art à la marge, parce qu’elles sont encore exposées comme des objets artisanaux, tout en affirmant une autre dimension : celle de la personnalité de leurs créatrices. C’est parce qu’elles transmettent sans répéter des formes fixées et parce que les poteries sont mises en scène et regar- dées qu’elles acquièrent leur intensité esthétique. L’espace qui leur est attribué et le geste de leur installation sont au bord d’une posture artistique utilisant la tradition pour interroger ses enjeux et la transposer ailleurs, dans un champ patrimonial réinterprété, actualisé. Ces poteries étranges et belles on peut les voir comme des vigies, des objets de désir, des figures tutélaires à la croisée du métier, de l’innovation qui glisse vers un autre domaine de la création, un art pour lui-même, et de l’appel adressé aux acheteurs et aux artistes à garder vivante cette pratique. Et pour reprendre des questions derridiennes, ces objets constituent une hospitalité, ils nous reçoivent en leur plasticité, leur symbolique, leur don d’humanité, leur potentialité d’échange, leur expressivité. Le contre- don, c’est alors qu’ils nous touchent esthétiquement, et ce qu’ils touchent en nous. Nous verrons en quoi les poteries de Sejnane constituent une marge stimulante qui élargit le regard sur ce que l’on appelle objet d’art en perspective de l’esthétique des ailleurs. SEJNANE Les femmes du village de Sejnane, sur les hauteurs de Mogod, au nord- ouest de Tunis, perpétuent l’art de la poterie modelée berbère depuis des géné- rations, sans tour ni four. Cette technique remonterait à la fin du Néolithique. Les objets créés ont une destination domestique, décorative, artistique et touris- tique. En 2018, la 13e session du Comité intergouvernemental de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel a inscrit « les savoir-faire liés à la poterie des femmes de Sejnane » sur la liste représentative du « Patrimoine culturel imma- tériel de l’humanité » de l’Unesco, sur proposition de la Tunisie [3]. C’est la reconnaissance d’un processus uploads/s3/ nre-029-0059.pdf

  • 26
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager