C. Ravat-Farenc – « La nudité en scène et à l’écran : émancipation ou réificati

C. Ravat-Farenc – « La nudité en scène et à l’écran : émancipation ou réification ? » 1 PHILOSOPHIE PRATIQUE A L’USAGE DE L’ACTEUR LA NUDITÉ EN SCÈNE ET À L’ÉCRAN : ÉMANCIPATION OU RÉIFICATION1 ? PAR CHRISTINE RAVAT-FARENC L’être humain est le seul à pouvoir être dénudé. L’animal ne se voit pas nu, ni ne conçoit la nudité de ses congénères, car sa conscience ne fait pas la distinction entre son corps sujet (son soi dans sa chair vécue) et son corps objet (le soi comme matérialité extérieure à sa conscience, sur lequel agir). Le vêtement signe la sortie de l’état de nature. Une nouvelle attitude envers soi- même et envers autrui s’élabore : souci de la parure, creusement de la pudeur, jeux de voilement et de dévoilement. La nudité devient alors scandaleuse. Elle est constamment au croisement de l’esthétique et de la morale, tributaire de normes, de codes, d’interdits évoluant avec l’espace (cultures, sociétés, situations, lieux, genres) et le temps (évolution des mœurs, de la prégnance religieuse, de la science, du droit, etc.). Pour l’acteur et l’actrice2, la nudité en scène est une condition de jeu toujours possible, très sollicitée par les metteurs en scène depuis les années 1990. Quand elle est gratuite et galvaudée, elle agace. Quand elle est justifiée par un propos de mise en scène, elle bénéficie d’une bonne réputation : générosité, disponibilité totale à son art, maîtrise du regard sur soi et lâcher- prise. La nudité devient garante d’authenticité et de vérité. Il ne s’agit pourtant pas d’un costume comme les autres. Le dévoilement de son intimité devant un public n’est jamais banal et on constate qu’un certain coût psychique, voire social, doit souvent être acquitté tôt ou tard par l’acteur nu. La nudité des acteurs est encore plus sollicitée à l’écran qu’elle ne l’est à la scène. De quels outils se doter pour s’y préparer ? L’acteur reste celui qui peut décider in fine de la pertinence de son dénudement. Il lui faut penser sa nudité pour l’endosser ou s’y soustraire. En comprenant ce qu’elle recouvre ̶ ses codes, sa polysémie, ses enjeux ̶ l’acteur augmente son potentiel expressif, ses moyens de contrôle et donc de lâcher-prise. A cette fin, plusieurs questions méritent d’être approfondies par un acteur-créateur pleinement engagé dans son art et soucieux du sens de ses actes. Ainsi que signifie la nudité en scène ? D’autres scènes que celle du théâtre peuvent-elles nous instruire sur le potentiel esthétique de la nudité ? Quelles conventions sous-tendent la mise à nu du comédien ? La nudité scénique peut-elle être vécue par l’acteur et reçue par le spectateur sans référence à la nudité réelle de l’espace privé et public, sans être influencée par la nudité médiée et représentée ? La nudité est-elle un risque pour l’acteur et sur quel(s) plan(s) ? Le coût psychique et social de la nudité pour l’acteur peut- il être sublimé ? 1 Du latin res, la chose. La réification désigne le processus qui transforme en objet, en chose. C’est la définition de l’Ecole de Francfort (Marx, Lukacs) que nous retiendrons dans la suite de l’article. 2 Nous nous réfèrerons à l’ « acteur », au « metteur en scène », au « réalisateur » par commodité dans la suite de notre analyse. La dénomination masculine est ici générique et fait référence aux deux genres. Nous utilisons le féminin lorsque la condition féminine comporte des spécificités non généralisables. C. Ravat-Farenc – « La nudité en scène et à l’écran : émancipation ou réification ? » 2 1- LA NUDITÉ DANS LES ARTS VIVANTS ET À L’ÉCRAN La nudité frontale, intégrale, s’est installée régulièrement sur les scènes du théâtre public dès la fin des années 1990, atteignant un pic, et provoquant quelques scandales publics quand elle était accompagnée de gestuelle sexuelle et/ou scatologique, dans les années 2000. Un processus de normalisation s’est opéré dans les années 2010, faisant émerger des conventions tacites, une sorte de bienséance de la nudité à la française. En fait, le scandale arrivait d’ailleurs, inspiré par des artistes venus de la performance, de scènes du nord de l’Europe moins attachées que la France à une culture du haut du corps (Belgique, Allemagne) et par une nouvelle danse contemporaine dégagée de la sacralité du corps. Ces nudités subversives, prosaïques ou conceptuelles, parfois charnelles, ont été perçues comme des œuvres provocatrices par le grand public et la critique, et reçues avec scepticisme par une grande partie de la profession théâtrale en France. Leur esthétique n’a pas perduré. A contrario, la nudité réaliste et érotique de l’écran ne fonctionne pas davantage comme référence pour la scène. Que sont ces nudités radicales que le théâtre évite, et pourquoi ? La nudité subversive du Body Art Le Body Art, dans son acception américaine, se nomme Art corporel dans son versant européen et s’est développé après la seconde guerre mondiale. Il est une forme d’intervention dans laquelle l’artiste fait œuvre de son corps lors d’une performance publique. Dans le contexte de la guerre du Vietnam, des conflits idéologiques entre Est et Ouest, de l’émergence du féminisme, des mouvements étudiants puis LGBT, le Body art des années 1960-1970 met en jeu à travers le corps la tension entre le carcan moral imposé par la société et les possibilités d’épanouissement individuel, en questionnant l’identité sexuelle, les relations hommes/femme, les relations intergénérationnelles. C’est le sens de l’actionnisme viennois. Dès 1960, les autrichiens Otto Mühl, Hermann Nitsch et Günther Brus, puis Rudolf Schwartzkogler mettent le corps nu au centre de leurs actions dans des happenings hautement transgressifs pour la société répressive autrichienne d’alors : cérémonies orgiaques, blasphèmes, dépeçages d’animaux, mutilations symboliques ou réelles du corps, projection de sécrétions corporelles (sperme, sang, urine, excréments). Les performances de la féministe Valie Export s’inscrivent également dans ce mouvement. Puis le Body Art s’est attaché à sonder les limites du corps par des actions vécues comme cathartiques, à travers la douleur, la mise à l’épreuve de la résistance physique et jusqu’à la mise en danger de soi. Des automutilations de Gina Pane aux blessures de Marina Abramovic, en passant par les performances spectaculaires de Chris Burden, Journiac, Ron Athey, ou encore de Bob Flanagan, le corps nu est soumis à la brûlure, aux aiguilles, épines, pistolet chargé, scalpel, lames, tessons de verre, au fil barbelé. La nudité atteint ici la profondeur de la chair souffrante. C. Ravat-Farenc – « La nudité en scène et à l’écran : émancipation ou réification ? » 3 Enfin, un tournant « post-humain », pris à la fin des années 19903, achève d’objectiver le corps jusqu’à le disqualifier. Matière obsolète, il doit désormais être transformé et amélioré grâce à la technologie informatique, biologique et génétique : morphing, transplantation d’organes, manipulations hormonales, chirurgie en direct, etc. L’artiste « Made in Eric », intégralement nu et rasé, fait de son corps un ready made4: objet utilitaire du quotidien, chaise, vêtement. Orlan redéfinit le design de son corps à l’égal de l’ADN et de Dieu comme elle le dit5. Hors des normes esthétiques en vigueur, elle se fait poser par exemple des bosses frontales. Ses performances dans lesquelles elle subit des opérations de chirurgie esthétique en direct, avec des caméras de bloc opératoire filmant tandis qu’anesthésiée localement, elle lit des textes, ont marqué la performance française des années 1990-2000. Sterlac, quant à lui, se suspend par la peau à des crochets ou se fait greffer une troisième main cyborg. Le Body Art met en scène la nudité afin de déconstruire les normes sociales et morales du corps et assume d’être objet de dégoût. Ce faisant, dans sa nudité singulière, l’artiste traite son corps en chose sur laquelle agir, mais avec la volonté du sujet (libre et singulier) : l’intentionnalité est entière, l’histoire de son corps est partie prenante du processus, l’effet visé et produit sur le public est la prise de conscience par le choc. La nudité de l’artiste de body art constitue un horizon comparatif intéressant pour interroger la nudité scénique de l’acteur de théâtre. Tous deux se présentent devant un public dans un espace dédié à leur performance et pratiquent un art cathartique. La performance est en revanche souvent unique chez le premier, répétée chez le second. L’engagement du corps et leurs objectifs diffèrent sensiblement : d’un côté l’artiste ne joue pas un rôle, il présente une action, de l’autre, le comédien joue un rôle dans une représentation suivant un code de jeu et un système de signes élaboré par la mise en scène. C’est la raison pour laquelle le Body art a davantage influencé la nudité dans la danse contemporaine des années 1990-2000, dans sa période la plus post- dramatique. La danse contemporaine partage avec le body art un engagement du corps de l’artiste dans la nudité radicale, tout en assumant les objectifs d’une représentation, d’une fiction et d’une esthétique comme au théâtre. La nudité conceptuelle et charnelle en danse contemporaine L’engagement de la danse contemporaine dans l’exploration du corps par la nudité est postérieur aux premières expériences transgressives de l’actionnisme viennois dont il s’inspire uploads/s3/ nudite-ds-theatre.pdf

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