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Philopsis La perception Cézanne Patrick Leconte.doc © Patrick Leconte - CRDP Midi-Pyrénées, Ellipses, 2000 1 La perception Cézanne chez Merleau-Ponty Patrick Leconte Philopsis : Revue numérique http://www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d'auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l'objet d'une demande d'autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. La vraie philosophie est de rapprendre à voir le monde. (Phénoménologie de la Perception, p. XVI) Cette philosophie qui est à faire, c'est elle qui anime le peintre, non pas quand il exprime des opinions sur le monde, mais à l'instant où sa vision se fait geste, quand, dira Cézanne, il "pense en peinture" (L'Œil et l'Esprit, p. 60) Décrivant la perception, parce que penser, c'est, selon l'exigence husserlienne, revenir par une question en retour sur l'évidence du monde, Merleau-Ponty la découvre, dès la Phénoménologie de la Perception, comme jeu du sujet et du monde où tous deux surgissent, co-naissent dans un rapport qu'il faut penser comme recouvrement de l'un par l'autre. Aussi "la vision est déjà habitée d'un sens"1, et ce sens, immanent au sensible, nous interdit aussi bien l'analyse psychologique réductrice que l'attitude réflexive qui prétend produire la perception comme synthèse ; " le sentir est cette communication vitale avec le monde qui nous le rend présent comme lieu familier de notre vie” . Reste à comprendre cette communication par laquelle j'habite un monde et un monde hante ma conscience. Comprendre c'est-à-dire revenir à l'expérience “de la chose même”, "réveiller l'expérience perceptive" parce 1 Phénoménologie de la Perception, p.64, notée : PP . Philopsis La perception Cézanne Patrick Leconte.doc © Patrick Leconte - CRDP Midi-Pyrénées, Ellipses, 2000 2 que "l'expérience anticipe une philosophie comme la philosophie n'est qu'une expérience élucidée"2. Mais comment revenir à la perception même dans sa vérité, dans son originarité, s'il est vrai, comme le voulait Merleau-Ponty, et comme l'enseignait Panofsky, que nous avons "désappris de voir"3 ? Dans la Phénoménologie de la Perception, comme dans la Structure du Comportement, le détour par la description psychologique paraît encore nécessaire, elle ne suffit cependant jamais ; insuffisamment radicale, entachée d'objectivisme et d'empirisme, elle demande à être reconduite à sa vérité par une expérience plus pure et plus vivante - et plus irréfléchie-, celle du peintre. Car si la peinture est création, elle est d'abord vision, " elle ne célèbre jamais d'autre énigme que celle de la visibilité "4, et il faut dire de la perception ce que le Visible et l'Invisible dira de l'Être : qu'elle "exige de nous création pour que nous en ayons l'expérience"5. Le peintre qui "rend visible" selon le célèbre mot de Klee, rend visible la vision elle-même. C'est en ce sens qu'il nous faut lire les nombreuses références à Cézanne dans l'œuvre de Merleau-Ponty. Références à un voyant et non simples illustrations par lesquelles le penseur irait puiser cautions pour ses réflexions chez un peintre ; exemple si l'on veut, mais qui instruit d'une vérité qu'il manifeste incomparablement ; et, plus encore, vision qui donne à penser parce qu'en un sens elle se pense elle-même dans une réflexivité immanente qui fait d'elle une "sorte de philosophie", une "philosophie tout en acte"6. Car le philosophe se pose un problème de peintre, que le peintre déjà vit et travaille : celui "de comprendre ces relations singulières qui se tissent entre les parties du paysage ou de lui à moi"7. Problème de la perception et de l'expression picturale que la pensée ne vient pas dévoiler comme vérité ignorée de la peinture car il habite déjà la vision du peintre et le peintre déjà le formule en tableaux. Cézanne "pense en peinture" dira L'Œil et l'Esprit·. 2 PP, p. 77. 3 PP, p. 265 ; E. Panofsky, La perspective comme forme symbolique, éd. de Minuit, par ex. p. 54 4 L'Œil et l'Esprit, p.26, noté : OE. 5 Le Visible et l'Invisible, p.251, noté : V I. 6 Notes des cours au Collège de France, p.58, notées : Notes. 7 PP, p.64. Philopsis La perception Cézanne Patrick Leconte.doc © Patrick Leconte - CRDP Midi-Pyrénées, Ellipses, 2000 3 L'EXPÉRIENCE DE VOIR Cézanne est cité une première fois dans la Phénoménologie de la Perception après la description que nous livre le psychologue d'une pathologie de l'articulation de la sensibilité et de la signification : chez le malade, la disjonction des deux interdit la reconnaissance des objets, la "familiarité", la "communication avec l'objet" sont interrompues8. Ce qui est perdu, c'est la prégnance de la signification dans la perception. Par opposition, le sujet normal habite un monde où sens et sensible sont un, pour lui le contact avec le monde est, d'un seul mouvement, contact sensible et signifiant, "dialogue du sujet avec l'objet,... reprise par le sujet d'un sens épars dans l'objet et par l'objet des intentions du sujet"9. Parler de dialogue, c'est indiquer que le sujet percevant ne reçoit pas simplement du visible des impressions sensibles, mais une configuration de l'être, un sens qui fait monde, c'est indiquer que le monde répond à l'investigation du voyant, qu'il s'est toujours déjà ouvert à son questionnement visuel ; c'est dire encore que monde et sujet, visible et voyant, surgissent l'un pour l'autre dans la vision à partir d'une coappartenance originaire. De ce dialogue atteste le peintre. La non-perception statique, morte, du cas pathologique révèle que la perception vraie, ce n'est pas d'une part des impressions sensibles et d'autre part un acte d'entendement qui viendrait en produire la synthèse ainsi que le prétend la philosophie réflexive. Si percevoir c'était juger, si la perception était "déjà une fonction d'entendement" comme le soutenait Alain10 à la suite de J. Lagneau, alors le travail du peintre serait de déconstruire la vision pour la reconstruire ensuite sur la toile par une transposition synthétique des éléments visuels et picturaux. Le peintre, défaisant son jugement en récupérerait les éléments ou matière des sensations et, transmuant celles-ci en touches colorées reconstruirait le jugement du spectateur selon la magie trompeuse de l'imitation picturale. Les peintres, nous dit Alain, "savent bien me donner cette perception... en imitant les apparences sur une toile"11. Mais le peintre n'est pas ce maître des artifices qui nous fait juger de façon trompeuse, ce maître de l'illusion que condamnait Platon, et ce n'est pas à ce travail savant que Cézanne nous dit se livrer. Il regarde, et, voyant, tout lui est donné d'un coup, "tout tombait d'aplomb"12 pourvu qu'il soit parvenu à cet état du regard qui est silence de l'entendement. Le peintre nous apprend que voir, c'est être possédé par le "motif", que dans les longues contemplations du paysage qui préludent à l'acte de peindre, il s'agissait pour lui de se laisser pénétrer par le spectacle du monde, que cela devait d'abord "germiner" en lui selon le mot que rapporte Joachim 8 PP, p.153. 9 PP, p.154. 10 Eléments de Philosophie, éd. Gall. folio, p.29. 11 Ibid., p.28. 12 PP, p.154. Philopsis La perception Cézanne Patrick Leconte.doc © Patrick Leconte - CRDP Midi-Pyrénées, Ellipses, 2000 4 Gasquet, s'organiser, s'apprêter à devenir peinture et le peintre à devenir instrument d'une vision. Dialogue du peintre et de son motif, en lequel chacun accède à l'être en prenant possession de l'autre : " Le paysage se reflète, s'harmonise, se pense en moi"13. Et Cézanne insiste sur la réceptivité pour laquelle le peintre doit se rendre disponible : "L'artiste n'est qu'un réceptacle de sensations", "toute sa volonté doit être de silence"14. On voit la première leçon que Merleau-Ponty retiendra du peintre : le volontarisme, la réflexion sont négations de la peinture, " si je pense en peignant, tout fout le camp". Nous ne comprendrons la perception qu'en revenant à ce rapport préréflexif avec le monde, à l'expérience muette à laquelle le peintre-voyant nous ramène. On voit également ce qui oppose Cézanne à l'impressionnisme, cette "peinture de l'atmosphère"15: L'impressionnisme, jusque dans ses réussites les plus grandes, est, selon l'analyse de Maurice Denis, habité par l'opposition d'une tendance synthétique et d'une méthode analytique. Si son but était de traduire la vie même de la perception dans sa naissance et son mouvement, l'impressionnisme a abordé ce problème de peinture de façon analytique : la couleur n'est que composition et c'est par la décomposition du prisme d'abord, puis par sa recomposition ensuite, par juxtaposition et contraste, que la lumière doit être restituée. Pour répondre alors au risque de dispersion des sensations, le peintre impressionniste exige l'activité synthétique du regard du spectateur, lui assignant une place d'où l'œil opérera le rassemblement des données éparses et sans lequel, vu de trop près par exemple, le tableau impressionniste se dissout en pure multiplicité. Chez Cézanne au contraire l'unité devait être donnée d'emblée par une communication de toutes les parties du tableau, de chacune des touches avec les autres de telle sorte que c'est la perception vivante qui est, non pas reconstruite, mais donnée dans l'expérience du regard." Je mène toute ma toile à la fois d'ensemble, nous dit Cézanne selon J. Gasquet. Je rapproche dans le même uploads/s3/ cezanne-chez-merleau-ponty.pdf
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- Publié le Jui 05, 2022
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