L’Hiver de la culture Jean Clair L’Hiver de la culture Flammarion Jean Clair L’

L’Hiver de la culture Jean Clair L’Hiver de la culture Flammarion Jean Clair L’Hiver de la culture Flammarion © Flammarion, 2011. Dépôt légal : mars 2011 ISBN numérique : 978-2-0812-6310-9 N° d'édition numérique : N.01ELJN000233.N001 Le livre a été imprimé sous les références : ISBN : 978-2-0812-5342-1 N° d'édition : L.01ELJN000386.N001 ISBN PDF web : 978-2-0812-6311-6 N° d'édition PDF web : 978-2-0812-6311-6 30 853 mots Ouvrage composé et converti par PCA (44400 Rezé) "Promenade d’un amateur solitaire à travers l’art d’aujourd’hui, ses manifestations, ses expressions. Constat d’un paysage saccagé, festif et funèbre, vénal et mortifiant." Création Studio Flammarion Conservateur des Musées de France, au musée d’Art moderne, au Centre Pompidou, au musée Picasso, Jean Clair a aussi exercé son activité dans des grands musées américains et dirigé la Biennale de V enise du Centenaire. Auteur d’expositions internationales, récemment Crime et Châtiment, il a écrit des essais sur l’art et l’esthétique, traduits dans plusieurs langues, dont Malaise dans les musées dans la collection Café V oltaire. Déjà parus dans la collection Café V oltaire Jacques Julliard, Le Malheur français (2005). Régis Debray, Sur le pont d’Avignon (2005). Andreï Makine, Cette France qu’on oublie d’aimer (2006). Michel Crépu, Solitude de la grenouille (2006). Élie Barnavi, Les religions meurtrières (2006). Tzvetan Todorov, La littérature en péril (2007). Michel Schneider, La confusion des sexes (2007). Pascal Mérigeau, Cinéma : Autopsie d’un meurtre (2007). Régis Debray, L’obscénité démocratique (2007). Lionel Jospin, L’impasse (2007). Jean Clair, Malaise dans les musées (2007). Jacques Julliard, La Reine du monde (2008). Mara Goyet, T ombeau pour le collège (2008). Étienne Klein, Galilée et les Indiens (2008). Sylviane Agacinski, Corps en miettes (2009). François Taillandier, La langue française au défi (2009). Janine Mossuz-Lavau, Guerre des sexes : stop ! (2009). Alain Badiou (avec Nicolas Truong), Éloge de l’amour (2009). Marin de Viry, T ous touristes (2010). Régis Debray, À un ami israélien, avec une réponse d’Élie Barnavi (2010). Alexandre Lacroix, Le Téléviathan (2010). Mara Goyet, Formules enrichies (2010). Charles Bricman, Comment peut-on être belge ? (2011). Sommaire Identité Copyright Couverture Déjà parus dans la collection Café Voltaire I - Les instruments du culte II - Le musée explosé III - Quand dialoguent les voix du silence IV - Les abattoirs culturels V - Le temps du dégoût VI - L’action et l’amok VII - La crise des valeurs VIII - La relique et la réplique IX - Les deux piliers de la folie I Les instruments du culte « Quand le soleil de la culture est bas sur l’horizon, même les nains projettent de grandes ombres. » Karl Kraus Baudelaire avouait que le culte des images avait toujours été « sa grande, son unique, sa primitive passion ». Il ne parlait pas de la culture des images, il parlait de culte. Le culte qu’il voue à Rubens, à Goya, à Delacroix, n’est pas une adoration de l’homme par lui-même, une autocélébration, une anthropolâtrie décidément plus nauséeuse de siècle en siècle, mais la tentative, dans l’œuvre créée de main d’homme, de pressentir un infini qui ne peut être circonscrit dans une image, tout comme, à travers l’icône et sa vénération, l’orthodoxe veut rendre grâce à la divinité. Baudelaire se trouve au milieu exact de cette période – Fichte, Hegel et Nietzsche – qui voit en Allemagne le processus de Selbstvergötterung, d’autodéification de l’homme, se mettre en place. Kirilov, dans Les Démons de Dostoïevski, dira qu’il est « Dieu malgré moi ». Et Antonin Artaud, en 1947 : « Je ne pardonnerai jamais à personne / d’avoir pu être salopé vivant / pendant toute mon existence / et cela / uniquement à cause du fait / que c’est moi / qui étais dieu / véritablement dieu[1]. » Mais Baudelaire reste un homme de compassion, auquel le Surhomme est étranger, tout comme son culte des images est à l’inverse du Kulturell des philosophes arrogants d’un Geist, d’un Esprit qui peut tout. Il dit aussi de l’art qu’il est plein d’« ardents sanglots » et qu’il ne conçoit « guère un type de Beauté où il n’y ait du malheur »[2]. Toutes choses qui nous sont devenues à peu près incompréhensibles. * Églises, retables, liturgies, magnificence des offices : les temps anciens pratiquaient la culture du culte. Musées, « installations », expositions, foires de l’art : on se livre aujourd’hui au culte de la culture. Du culte réduit à la culture, des effigies sacrées des dieux aux simulacres de l’art profane, des œuvres d’art aux déchets des avant-gardes, nous sommes, en cinquante ans, tombés dans « le culturel » : affaires culturelles, produits culturels, activités culturelles, loisirs culturels, animateurs culturels, gestionnaires des organisations culturelles, directeurs du développement culturel et, pourquoi pas ? : « médiateurs de la nouvelle culture », « passeurs de création » et même « directeurs du marketing culturel »… Toute une organisation complexe de la vie de l’esprit, disons plutôt des dépouilles de l’ancienne culture, avec sa curie, sa cléricature, ses éminences grises, ses synodes, ses conclaves, ses conciles, ses inspecteurs à la Création, ses thuriféraires et ses imprécateurs, ses papes et ses inquisiteurs, ses gardiens de la foi et ses marchands du Temple… Au quotidien, comme pour faire poids à cette inflation du culturel, on se mettra à litaniser sur le mot « culture » : « culture d’entreprise », « culture du management » (dans les affaires), « culture de l’affrontement » (dans une grève), « culture de l’insécurité » (le parti socialiste), « culture des relations sociales » (dans une usine), « culture du terrain plat » (dans le football)… Cent fois invoqué, le mot n’est plus que le jingle des particularismes, des idiosyncrasies, du reflux gastrique, un renvoi de tics communautaires, une incantation des groupes, des cohortes ou des bandes qui en ont perdu l’usage. Là où la culture prétendait à l’universel, elle n’est plus que l’expression de réflexes conditionnés, de satisfactions zoologiques. * Directeur d’un musée, il m’était demandé chaque année de définir mon « PC », c’est-à-dire mon « projet culturel ». Un formulaire était joint à la demande. Je le lisais avec perplexité. Quel peut être le projet d’un musée gardien d’un patrimoine ? Aujourd’hui que les administrateurs, les énarques, les polytechniciens et les directeurs financiers sont devenus, les années passant, les vrais patrons des musées, on découvre que faire un « PC », c’est exploiter, sous la double autorité d’un « directeur du Développement » et d’un « directeur de la Communication », les « dépôts culturels » dont on a la sauvegarde comme on exploiterait les couches de charbon ou les poches de pétrole. Le but de la « communication » sera alors de trouver de nouvelles attrapes, de nouveaux miels pour attirer les bêtes de passage. On appellera « ressources humaines », par analogie avec les ressources minières, un ensemble d’individus chargés de leur exploitation, devenus des OS culturels recrutés pour ce but et qu’on mettra sous la tutelle d’un DRH. « C’est mon n + 1 », « mon n + 2 » dit-on dans certaines entreprises pour désigner ses supérieurs hiérarchiques. Si la fonction RH « est discréditée ou génère (sic) de la méfiance », diagnostique France-Télécom, la préconisation sera de renommer la direction DRH « Direction des relations humaines »… L’expression « ressources humaines » et le jargon qu’elle traîne avec elle, tout comme les abréviations et les acronymes, sortent tout droit du jargon technocratique forgé dans les années trente par le national-socialisme. Et l’« ingénierie sociale » qui coiffe l’ensemble de ces pratiques est de nature semblable, comme son nom l’indique, à l’« ingénierie animale » qui produit des poulets, des cochons et des veaux. * Bobigny, au fond des banlieues qui brûlent, possède son quartier Picasso, le Raincy ses portraits géants de Rimbaud traités en céramique sur les façades, et l’hôpital Sainte-Anne, parmi ses pavillons de malheureux, sa rue V an-Gogh et son avenue Paul- Eluard… La « culture » cache-misère. * C’est probablement cela que Kierkegaard avait appelé le « stade esthétique ». Dans le développement d’un individu, l’esthétique n’était pas selon lui l’état le plus élevé de sa vie spirituelle, mais son balbutiement, son babil spontané, rudimentaire : un stade caractérisé par l’obscénité d’un ego tout-puissant, qui fait de la pure jouissance des sens le but de la vie, sans souci ni du bien ni du mal, mais qui cultive plutôt l’indifférence, l’hédonisme, l’élan cupide ou concupiscent, condamné à toujours retomber et à toujours renaître. C’est là où nous en sommes, finalement, après trois siècles de Lumières, et c’est ce que résume la doctrine des avant-gardes selon Duchamp dans sa formule « beauté d’indifférence ». * En Amérique du Nord, tels que je les avais découverts, les seuls monuments à s’élever au-dessus des plaines à blé ou des champs de pétrole, c’étaient, construits hier, les musées. Dans l’ouest ou le sud, à Denver, à Houston, comme au Canada, à Saskatoon, à Winnipeg, Edmonton ou Regina, ils avaient presque toujours la même forme, des tours de béton, aveugles sur l’extérieur, comme des lieux qu’on uploads/s3/ clair-jean-2011-l-hiver-de-la-culture.pdf

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