La gestion du temps dans l’acte musical connaît d’infinies variations selon les

La gestion du temps dans l’acte musical connaît d’infinies variations selon les cultures ou les territoires où elle se réalise. Le sens commun et l’histoire de la recherche nous ont habitués à la constitution de non moins fermes territoires ethnomusicologiques – américanistes, orientalistes… qui ont été développés tant dans la quête d’une Erklärung des réalités musicales que dans un souci d’autonomisation des champs au sein de la discipline. Notre propos n’est pas ici de mélanger à tout prix le rhum et le rakı – ce qui provoque, comme chacun le sait, de forts embarras hépatiques – mais de montrer comment deux gestions du temps, dans deux mondes sonores éloignés, peuvent être éclairées par une sorte de jeu de miroirs. Ce texte bipolaire est en effet le fruit d’une réflexion engagée par les auteurs de façon informelle depuis de nombreuses années. Travaillant en des régions du monde radicalement éloignées, géographique- ment et culturellement, nous nous sommes toujours rejoints dans une interroga- tion commune sur le sens de l’irrégularité rythmique, et surtout sur le bien-fondé de la quantification de cette irrégularité. Nous avions le sentiment que nos deux champs d’études étaient complémentaires, illustrant la même problématique. C’est sur ce point de rencontre que nous avons choisi d’écrire ici. Du texte qui va suivre, l’introduction et la conclusion sont communes et encadrent deux exposés, écrits par chacun d’entre nous sur son propre terrain. Un point central de ces questionnements concerne les relations complexes entre la performance et sa notation. Nous traiterons de deux formes musicales, cubaine et turque1, déjà décrites par l’ethnomusicologie, mais où la performance et l’apprentissage restent fondamentalement liés à la tradition orale. Chacune de ces formes semble répondre à une logique différente: des développements ryth- miques qui s’expriment de façon horizontale et linéaire pour la Turquie, et une intrication polyrythmique d’aspect vertical dans les musiques afrocubaines. Quels sont alors les liens entre une notation solfégique et la production sonore que nous pouvons aujourd’hui appréhender directement grâce aux outils modernes de mesure? Plus largement, notre propos s’inscrit dans la construction de problématiques liées à une anthropologie cognitive de la musique. Nous inter- rogerons dans ce but aussi bien des faits mesurables de la production musicale STRUCTURE, MOUVEMENT, RAISON GRAPHIQUE Le modèle affecté Jean-Pierre Estival et Jérôme Cler 1 Jérôme Cler a développé plus spécifiquement la troisième partie et la conclusion, alos que Jean- Pierre Estival a traité des aspects généraux de la première partie et de la rumba. que des catégories culturelles comme la clave ou la notion de territorialité dans les rythmes aksak. Ajoutons qu’un point commun, non négligeable, existant entre nos deux objets d’étude, est la nature essentiellement chorégraphique des rythmes analysés: mais cette étude ne prendra pas en compte la danse elle-même et ses interactions avec les «énoncés» rythmiques que nous étudierons: ce pourrait être l’objet d’un livre entier. Enfin, chacun des auteurs considère plus ce travail comme une étape métho- dologique nécessaire que comme un aboutissement: les études territoriales sur le rythme aksak ou sur la rumba connaîtront, nous l’espérons, d’autres développe- ments. Nous commencerons par préciser des points de terminologie, puis par évaluer quelques unes des conséquences de l’utilisation de l’écriture solfégique dans la notation des musiques qui nous occupent. PROLÉGOMÈNES 1. Définitions et aspects théoriques Le but de ce chapitre n’est pas d’ébaucher une théorie générale, mais de donner les éléments analytiques qui nous permettront de développer nos arguments concernant la rumba dans son territoire havanais et les formes de type aksak dans le sud-ouest anatolien. Il ne s’agit pas non plus de faire une exégèse historique et généralisante de nombre de termes (rythme, mètre, métrique, mesure, accent…) qui ont été utili- sés selon des acceptions différentes tout au long de l’histoire de la musicologie ou de l’ethnomusicologie2. Nous avons besoin dans un premier temps de définir localement quatre termes: période, pulsation, formule-clé et rythme. Les travaux de Simha Arom (Arom 1985: 409) ont précisé les deux premiers, dans des accep- tions qui conviennent fort bien à nos affaires. Une période y est définie comme: «une boucle de temps fondée sur le ‘retour de semblables à des intervalles semblables’ (Moles 1968, cité par Arom, ibid.)». La période est donc une durée, de longueur fixe ou quasi-fixe, qui structure à l’identique la segmentation temporelle d’une pièce. Nous ajouterons ici que c’est la plus petite durée qui remplit cette condition. Une pulsation est définie pour sa part comme: «un étalon isochrone consti- tuant l’unité de référence culturelle pour la mesure du temps.» Nous ajouterons que la durée de la pulsation est strictement inférieure à celle de la période. Le caractère isochrone de la pulsation nous semble essentiel. Il permet de distinguer la pulsation de la formule-clé, que nous définissons maintenant. 38 CAHIERS DE MUSIQUES TRADITIONNELLES 10/1997 2 C’est une tâche qui dépasse largement le cadre de cet article. En outre, les définitions que nous donnons ici, ou plutôt les variables que nous utilisons, ont un caractère nettement territorial, sans prétention à une portée générale. Ce que nous appelons formule-clé est l’étalon constituant l’unité de référence culturelle pour la mesure du temps. La durée de la formule-clé est inférieure ou égale à celle de la période. Un rythme est un agencement d’événements – à caractère horizontal et/ou vertical – au sein d’une même unité périodique. C’est un ensemble constitué de quatre classes d’éléments: – une séquence temporelle des événements: c’est l’inscription de la succession des sons sur l’axe du temps; – une séquence d’organisation des dynamiques: la dynamique est une dimen- sion physique de tout son. On notera ici seulement les oppositions de dyna- mique (son accentué / son non accentué) qui participent de l’organisation générale de la période; – une séquence d’organisation des timbres: comme pour les dynamiques, on notera ici seulement les oppositions de timbre qui participent de l’organisa- tion générale de la période; – une mélodicité: c’est un aspect particulier des deux classes précédentes: cer- taines oppositions de dynamiques et/ou de timbres relèvent d’un aspect pro- prement mélodique, repéré comme tel par la culture. Plutôt que de définir un polyrythme comme un agencement de n rythmes au sein d’une même unité périodique, nous préférons considérer qu’un rythme peut faire l’objet d’une présentation en différentes parties, chacune d’entre elles regroupant des éléments de chacune des classes. Nous dirons alors que le rythme en question présente un caractère polyrythmique. Nous introduirons en outre la notion d’intrication, qui exprime le caractère interactif de la performance. Si nous postulons la pertinence culturelle de cette définition, il devient clair que ces quatre classes d’éléments ne sont pas nécessairement actualisées en per- manence et simultanément dans un rythme: les dynamiques peuvent être égales, les timbres peuvent être identiques, le caractère mélodique peut être neutralisé… 2. Notation solfégique, raison graphique La notation des musiques traditionnelles en ethnomusicologie a pour but essen- tiel de donner un support écrit au travail analytique qui s’en suit nécessairement. Il faut donc utiliser une représentation graphique, une écriture, de la perfor- mance musicale, ou de façon plus restrictive, du seul objet sonore (Nettl 1964). Avec Rouget, nous réaffirmerons de surcroît que «toute transcription est inévi- tablement marquée par les présupposés, conscients ou non, du transcripteur ou, ce qui revient au même, par le programme de la machine à transcrire, et qu’en conséquence toute représentation de la musique ainsi obtenue reste à quelque degré interprétative» (Rouget 1981: 5). DOSSIER /ESTIVAL & CLER 39 Ce problème de la notation est une constante dans l’histoire de la discipline (England 1964) et l’écriture solfégique est le code le plus courant pour noter les hauteurs aussi bien que les rythmes. L’historique et les problématiques liées à la transcription et à la notation des musiques de tradition orale par les Occidentaux – ou par la science occidentale – mériterait au moins un ouvrage de synthèse de plusieurs centaines de pages; notre propos, infiniment plus modeste consistera d’abord à rendre compte de certaines conséquences de la «raison graphique» dans la notation de certains rythmes. Nous entendrons par raison graphique sol- fégique (en référence à Goody 1979 et 1994) l’ensemble des processus et des déterminations – conscientes ou non – qui conduisent à passer d’un flux sonore continu, perçu oralement, à une forme écrite solfégique. Notre propos sera, dans un premier temps, de comparer les écritures solfé- giques des parties fondamentales de la rumba, et de certains rythmes aksak, avec des mesures précises de durées que nous avons obtenues grâce au sonagraphe. Le sonagramme3 est une image du son qui fournit les hauteurs, les durées et les dynamiques. Entre l’écriture et la fine résolution que permet l’usage de cet appa- reil, nous tenterons de dégager des éléments de cette raison graphique musicale. Nous n’ignorons pas que l’utilisation d’appareils électroniques pour noter le fait sonore a été critiquée, essentiellement pour des raisons de trop grande préci- sion qui ne permettrait pas de distinguer les informations pertinentes de celles qui ne le sont pas (Nettl 1964, Arom 1985). Nous répondrons que l’enquête eth- nographique approfondie, auprès des mêmes musiciens, permet justement de déterminer les traits culturellement pertinents. uploads/s3/ cler-et-estival-structure-mouvement.pdf

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