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I&M - Bulletin n°28 19 Une édition du Batouala de René Maran illustrée par le peintre russe Alexandre Iacovleff (1928) par János Riesz Au colloque sur « René Maran : un écrivain engagé dans la défense des Noirs ? – Hommage à l’écrivain à l’occasion du cinquantenaire de sa mort », qui s’est tenu à Paris du 9 au 11 décembre 2010, nous avons pu présenter une édition de son roman Batouala, parue à Paris en 1928 avec les illustrations du peintre russe Alexandre Iacovleff1. Comme il s’agit d’une édition très rare et peu connue aujourd’hui nous voudrions en faire une brève présentation, en tenant compte surtout des dessins de Iacovleff. Cette édition de luxe, tirée à seulement 500 exemplaires, présente, du point de vue textuel, une « version intermédiaire » entre l’editio princeps de 1921, couronnée par le prix Goncourt, et l’édition "définitive" de 1938, que Michel Hausser, dans son étude sur "Les deux Batouala"2 de 1975 croyait pouvoir négliger « par souci de simplification »3. Une édition de luxe pour une nouvelle version du texte René Maran est très fier de cette édition qui, comme il l’exprime dans deux lettres à l’ami américain Alan Locke, confère une grande valeur à son roman. Ainsi, le 17 décembre 1927 il regrette de ne pas pouvoir lui faire don de « la rarissime édition de Batouala illustrée par Alexandre Iacovleff qui est sur le point de paraître ». Il se permet néanmoins de conseiller, par l’entremise de l’ami, « à ceux de vos amis qui sont des bibliophiles et riches, de la retenir au plus vite, s’ils ne veulent pas être pris de court, étant donné le très petit nombre d’exemplaires mis en circulation. » Et dans le post-scriptum il insiste encore une fois sur la « valeur incomparable » de l’ouvrage : « Les dessins de Iacovleff sont de toute beauté, et donnent à mon petit, mais célèbre ouvrage, une valeur incomparable. » La question qui se pose est évidemment : de quelle « valeur » parle-t-on ? Cette valeur (« ajoutée ») est prioritairement l’effet de la popularité et de la célébrité du peintre. Alexandre Iacovleff, d’origine russe, vit depuis 1920 en France et est le peintre « colonial » le plus en vue de l’époque. Il fut le peintre officiel de l’Expédition Citroën Centre-Afrique, appelée aussi « Croisière Noire », qui fit entre le 28 octobre 1924 et le 26 juin 1925, avec huit autochenilles, plus de 20 000 kilomètres à travers l’Afrique, de l’Algérie jusqu’au Congo belge, puis à travers l’Afrique de l’Est britannique jusqu’à Madagascar. Chacun des dix-sept membres de l’expédition avait sa spécialisation : à côté d’un photographe et d’un responsable pour la documentation cinématographique on s’offrait aussi un peintre qui – selon les mots d’un critique d’art de l’époque – « pouvait porter un bien beau brin de crayon à la pointe de sa carabine ». Le butin fut considérable : ensemble ils rapportaient plus de 8 000 photographies, 27 kilomètres de film, et plus de 400 toiles et dessins de la main de Iacovleff. A son retour la Croisière Noire reçut un accueil triomphal. André Citroën, un génie de la publicité, en profita et organisa avec brio plusieurs manifestations qui connurent le plus grand succès. A côté du film La Croisière Noire, qui remplit les salles des mois durant, on put aussi admirer les peintures et dessins de l’exposition d’Alexandre Iacovleff à la Galerie Jean Charpentier du 7 au 23 mai 1926 ; elle attira aussi beaucoup de monde et fut accueillie dans la presse avec enthousiasme. Les illustrations de l’édition de 1928 de Batouala sont prises dans ce stock accumulé en Afrique. Elles ne sont pas nécessairement identiques aux dessins faits en Afrique mais, dans la plupart des cas, faites sur les modèles peints là-bas. L’édition de luxe de 1928 de Batouala 1 René Maran, Batouala, illustré de dessins par Iacovleff, Paris (Mornay), 1928, 170 p. Les Actes du colloque seront publiés sous la direction d’Elsa Geneste (EHESS) qui a eu aussi l’amabilité de mettre à ma disposition les photocopies des lettres d’Alan Locke citées dans mon texte. 2 Michel Hausser, Les deux Batouala de René Maran, Bordeaux/Sherbrooke, Naaman, 1975. 3 Voir à ce sujet mon article sur « Le ‘troisième’ Batouala », dans les Actes du colloque de l’APELA de 2001 : Les littératures africaines: Transpositions ?, textes recueillis par Gilles Teulié, Montpellier, Université Paul Valéry, Montpellier III, 2002, pp. 157-172. I&M - Bulletin n°28 20 compte un total de 77 illustrations : 6 pages hors texte, 13 vignettes au début des chapitres, 12 culs de lampe à la fin des chapitres, et 33 illustrations dans le texte, distribués sur l’ensemble du roman. Iacovleff et la critique contemporaine Pour donner une idée de la très grande réputation de Iacovleff auprès du public français des années 1920 je présenterai quelques extraits de la critique à partir de son exposition à la Galerie Jean Charpentier au mois de mai 1926 (critique souvent associée au « récit » de la Croisière Noire et au film qu’on présentait dans les salles de spectacles). Et je commencerai par l’extrait d’un article de Pierre Mac Orlan sur le film La Croisière Noire, paru dans L’Intransigeant du 4 mars 19264 : L’air nostalgique et mystérieux, soigneusement noté, est aujourd’hui chanté par les chœurs de l’Opéra qui accompagnent le geste des pagayeurs. Quelque chose d’infiniment subtil, mais de terriblement émouvant passe à travers la salle. L’émotion se reproduira au moment de la ganz’ah la fête de la circoncision. M. René Maran – on peut le constater – a parfaitement traduit ces danses hallucinantes, où des hommes, possédés par le vertige, tournent éperdument jusqu’à l’extrême limite de leurs forces. L’article sur « L’Art dans l’expédition Citroën » d’Arsène Alexandre dans Le Figaro du 7 mai 19265 traite plus spécifiquement des peintures et dessins de Iacovleff pour lesquels l’auteur ne cache pas son enthousiasme : La science vient au secours de l’art pour cette découverte. On n’aurait pu imaginer la beauté des expressions, la souplesse des attitudes, l’harmonie des silhouettes, si l’art à la fois fort, agile et précis de Iacovleff ne nous avait pas mis en présence de ces êtres instinctifs et magnifiques. Les scènes de la vie sont saisies dans leurs plus typiques épisodes. Les différentes humanités se dévoilent. On ne dira pas qu’elles se devinent, car il faudra de l’étude pour dire par quel caractère psychologique et physionomique se distinguent les Sara des Banda, des Niangara. Mais nous sommes en présence d’un extraordinaire devenir qui se rattache à un passé encore extraordinairement mystérieux. Ainsi par la seule sincérité, par la vérité toute nue, c’est le cas de le dire, la peinture se régénère et reprend toute sa supériorité sur le procédé mécanique. Vous sortirez de cette exposition de l’hôtel Jean Charpentier, sous une impression comme depuis longtemps vous n’en avez pas ressentie. Pascal Forthuny, qui avait déjà précédemment publié deux articles sur Iacovleff dans la revue L’Art et les Artistes (on peut donc le considérer comme le « spécialiste » du peintre russe), insiste particulièrement sur la valeur « documentaire », « ethnographique » des peintures et dessins de Iacovleff6 : […] la chasse aux types, la fidélité même des portraits, l’entraînaient comme par la main […] vers la mission du peintre ethnographe. Son goût du document vrai, devant le faciès humain, avait dû trouver une occasion nouvelle et immédiatement saisie, de s’appliquer, le jour où il s’était entendu prier d’être, mieux que le photographe et l’opérateur de cinéma, l’historien graphique de cet aventureux voyage. Le célèbre romancier colonial Pierre Mille, dans un article d’Art et Décoration, publié en juin 19267, va dans la même direction que Pascal Forthuny, en soulignant le caractère documentaire des images de Iacovleff : D’abord il est curieux instinctivement des races, il en saisit les caractères, les traditions, visibles non seulement dans l’apparence du corps, mais dans le geste. Toute particularité, vue par lui, à travers lui, se généralise ; toute singularité, tout accent, exceptionnel pour nous, prend un sens étendu, élargi. Iacovleff nous apporte, ce qui est infiniment rare, des documents exacts, en même temps que des impressions d’artiste extrêmement vives et personnelles. On a l’impression que la découverte de l’ « art nègre » par les peintres européens (Picasso, les cubistes) et quelques théoriciens européens de l’art a fait découvrir en même temps la beauté et le sens artistique inné des Africains eux-mêmes. Un article richement illustré, dans L’Illustration du 24 octobre 19258, établit ce rapport entre l’ « art nègre » et l’art moderne : « L’art nègre, dans toutes ses formes, est à la mode et il n’est pas douteux qu’il n’ait apporté à notre goût moderne des éléments de renouveau. ». Tout en défendant Iacovleff contre le reproche (possible) « d’une recherche d’adaptation de l’art nègre ». La sienne est, « si l’on peut dire, analytique. 4 Pierre Mac Orlan, « Un grand film : La Croisière Noire », dans : L’Intransigeant, 4 mars 1926. 5 Arsène Alexandre, uploads/s3/ ilustrac-o-es-batouala.pdf
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- Publié le Aoû 08, 2022
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