Être belle, plaire, voir dans les yeux des hommes briller des lueurs de désir,

Être belle, plaire, voir dans les yeux des hommes briller des lueurs de désir, dans ceux des femmes une lueur d’envie, se donner tout entièrement à l’amour : tel est le rêve de Sylvie. Mais Sylvie est laide. Intelligente et énergique, elle gagne largement sa vie dans un magasin de prêt-à-porter mais elle n’a connu de l’amour que des étreintes sordides jusqu’au jour où elle découvre le plaisir dans les bras de Patrice, un jeune et brillant promoteur. Alors, pour ce faire aimer de l’homme qu’elle aime, Sylvie décide d’entreprendre le plus surprenant des voyages : celui de la beauté par la chirurgie esthétique. Ce ne peut être une réussite que si les efforts des chirurgiens sont stimulés par la force morale de la patiente. Heureusement la volonté de Sylvie est implacable. SON AMBITION C’était l’affluence habituelle. De 10 à 18 heures, la boutique ne désemplissait pas. Et cela pendant toute la semaine à l’exception du dimanche, jour de fermeture. Il est vrai que l’enseigne de ce temple du « prêt-à-porter » de luxe était connue : quelle Parisienne pouvait ignorer le double prénom Marie-Caroline ? Une maison où rien n’était à très bon marché mais où tout était de qualité. Ce n’était peut-être pas de la grande couture mais ce n’était pas non plus de la confection. En sachant se placer habilement entre ces deux conceptions extrêmes de la mode, Marie- Caroline avait réussi, en une dizaine d’années d’efforts suivis, à acquérir ce qui est le plus important dans ce genre de commerce : une griffe. Et pourtant Marie-Caroline en chair et en os n’existait pas ! Ce n’était qu’une marque de fabrique. Expression qui aurait même pu paraître exagérée pour les initiés puisque la plupart des modèles exposés et vendus provenaient directement d’Italie où la couture, sous toutes ses formes, a fait des progrès étourdissants. Le patron et créateur de Marie-Caroline était un personnage intelligent qui, après avoir franchi toutes les rivières d’Europe centrale pour venir à Paris, avait traversé la Seine pour émigrer de la rue du Sentier à Saint-Germain des-Prés. Son véritable pays d’origine était assez indéfini mais cela, après tout, n’offrait qu’une maigre importance aux yeux de la fidèle clientèle du magasin. La seule chose que ces dames ou demoiselles savaient – pour l’avoir entendu prononcer cent fois par jour par les vendeuses ou employées dans la boutique – était que ce patron se nommait « Monsieur Venfel »… Ce qui, dans une réalité ne concernant pas les tiers, était une légère déformation du nom d’origine : Lovenfeld. La première syllabe et le d final avaient été escamotés. Le prénom aussi avait été écourté : de Nathan, il s’était réduit à Nat. En fin de compte, le tout, Nat Venfel, donnait un nom très estimable dont la résonance avait un petit cachet international propice aux affaires… Homme aimable au demeurant, ce Nat Venfel. Commerçant avisé dont l’intervention, dans une discussion avec un fournisseur ou dans un litige avec une acheteuse, ne se produisait qu’à la toute dernière extrémité quand, véritablement, il fallait prendre une décision ferme. Sinon, le patron préférait rester dans l’ombre en s’abritant derrière l’incontestable savoir-faire et la remarquable autorité de celle qui, chez Marie-Caroline, portait officiellement le titre de directrice « Madame Bernier ». Une femme redoutable dont l’âge assez indécis pouvait osciller – selon les heures ou les éclairages – entre la solide quarantaine et une alerte cinquantaine. Tout ce qu’on connaissait de sa vie privée était que, depuis un certain temps déjà, Mme Bernier portait un veuvage dont elle paraissait très bien s’accommoder. Son physique était plutôt agréable : élancée, la chevelure et la peau très brunes, les yeux veloutés de noir, d’une élégance discrète mais vraie, Mme la Directrice pouvait plaire. Elle n’avait jamais dû d’ailleurs déplaire au patron et cela depuis l’ouverture de la maison dont elle avait été l’âme secrète dès le premier jour. On chuchotait même, entre clientes et vendeuses, que M. Venfel et elle… Mais ce n’étaient là que des on-dit ou des ragots de cabine d’essayage. Personne n’avait la moindre preuve : le patron et la directrice n’arrivaient jamais ensemble le matin au magasin et en repartaient toujours séparément, la journée de travail finie, après avoir échangé un bonsoir correct, sans plus. Personne non plus ne les avait jamais rencontrés en duo intime quelque part dans Paris. Officiellement il demeurait le célibataire endurci et elle continuait à savourer le charme de son veuvage. Mme Bernier n’avait qu’un défaut – mais en était-ce un dans une maison qui employait, réparties entre le magasin de vente et l’atelier de retouches installé dans le sous-sol, une bonne quinzaine de vendeuses et d’ouvrières ? – celui d’être sévère avec le personnel, qui la craignait. Sans doute préférait-elle réserver toute son amabilité pour la clientèle : ce qui était de bonne tactique. Parmi les vendeuses au charme variable et dont l’âge s’échelonnait entre la vingtaine et la trentaine, une seule avait su trouver grâce devant elle, presque depuis le jour de son arrivée dans la maison cinq années plus tôt : Sylvie. Pourquoi Sylvie et pas une autre ? Peut-être uniquement parce que Sylvie était laide… Laideur qui ne pouvait que choquer au premier contact tellement elle était accablante. Sylvie cependant n’était pas âgée : entrée à vingt et un ans chez Marie-Caroline, elle abordait aujourd’hui le cap des vingt-six après avoir su coiffer crânement la Saint- Catherine en portant le surprenant bonnet que n’avaient pas manqué de lui confectionner les cousettes de l’atelier. La laideur éclatait d’abord sur son visage où le nez déparait tout. Ce n’était pas un nez bourbonien dont il avait cependant la proéminence osseuse, ce n’était pas un nez juif accusant les stigmates d’une race, ce n’étaient pas non plus les narines épatées d’une indigène appartenant à une peuplade primitive. C’était un peu tout cela : un nez trop busqué, trop gros, trop large… Et au-dessus de ce nez, enfoncés dans leurs orbites, brillaient des yeux assez quelconques, de teinte marron, et dont les paupières trop lourdes semblaient avoir du mal à se relever pour permettre aux prunelles de fixer droit devant elles un interlocuteur. Ce qui tendait à faire croire que le regard était fuyant : le pire des handicaps pour un regard de femme. Il y avait aussi le drame des oreilles que Sylvie s’obstinait à montrer parce qu’elle portait toujours un chignon perché sur le haut du crâne. A celles de ses collègues qui lui avaient maintes fois demandé les raisons de ce choix définitif d’une coiffure aussi sévère, elle avait toujours répondu : — Ça me permet de dégager ma nuque. Celle-ci, en effet, ne manquait pas d’une certaine grâce. Et l’on comprenait que Sylvie cherchât à montrer l’une des rares parties d’elle-même qui fût accessible à l’admiration d’autrui et cela d’autant plus que ses cheveux de fausse blonde n’étaient pas beaux. Emprisonnés dans un chignon, on remarquait moins leur banalité. Malheureusement, cela découvrait les oreilles très longues en forme d’huîtres de Marennes, aux lobes trop épais, décollées surtout : ce qui tuait l’arrondi du visage. Et le bilan de laideur était loin d’être terminé ! Si l’on réussissait à oublier le visage, il était impossible de ne pas remarquer la poitrine. Malgré le pull qui les moulait et qui les comprimait, les seins apparaissaient trop volumineux et trop flasques pour une fille de vingt-six ans : ils donnaient l’impression d’avoir servi pour allaiter de nombreux enfants et d’être épuisés par cet effort. Bref, ils assassinaient la silhouette. Quant aux cuisses, elles étaient trop fortes, envahies par la cellulite, mais cela aurait pu, à la rigueur, s’améliorer grâce à des massages appropriés. Les mains et les pieds, en revanche, étaient menus. Et, miracle des miracles dans un pareil complexe, les attaches des poignets et des chevilles n’avaient rien de vulgaire. Le dessin de la bouche était plaisant : les lèvres, peut-être un peu épaisses, témoignant d’une sensualité latente, étaient attirantes. La denture était assez saine mais manquait d’éclat. Par bonheur, la voix était chaude et douce, ponctuée d’intelligence. C’était presque un régal de l’entendre répondre à une cliente : — Mais certainement, madame, nous avons ce que vous recherchez… Une voix, faite pour l’accueil et le commerce, qui savait aussi se montrer tendre pour répondre à celle d’un homme entreprenant. Malheureusement, à cause de son physique disgracieux, ces occasions étaient rares. Et pourtant ! Sylvie la laide avait quand même réussi à s’attirer rapidement non seulement la sympathie de toute la maison, mais aussi – c’était beaucoup plus important pour le bon rendement des affaires – la confiance absolue de la clientèle. Trois semaines à peine après son arrivée, on entendit dans la ruche bourdonnante la voix de la directrice dire à une cliente réputée pour son exigence odieuse : — Je vais vous confier à Mlle Sylvie… Elle seule saura vous donner satisfaction. Trois mois plus tard, fusaient dans le magasin des « Voyez Sylvie… Demandez à Sylvie… Sylvie chérie – c’était l’une des autres vendeuses qui s’adressait à uploads/s3/ linsolence-de-sa-beaute-by-cars-guy-des.pdf

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