MEETING POINT #5 Dork Zabunyan & Sandra Delacourt Docteure en histoire de l’art

MEETING POINT #5 Dork Zabunyan & Sandra Delacourt Docteure en histoire de l’art contemporain de l’Université Paris 1, spécialiste de l’art américain des années 1960, Sandra Delacourt mène parallèlement une activité de critique qui interroge les relations entre les régimes de visibilité de notre histoire présente et les savoirs nous permettant d’avoir une prise sur elle. Elle couvre un vaste champ de pratiques disciplinaires – de l’anthropologie à l’histoire naturelle, de la philosophie à l’histoire des techniques... –, et ses recherches en art révèle à chaque fois la transversalité qui les parcourt en même temps qu’elle les met en rapport dans le contexte du capitalisme globalisé. Dans une démarche concrète inspirée de Michel Foucault, et dans une confrontation toujours sensible aux œuvres d’art, elle démêle ainsi les structures de pouvoir qui lient les savoirs à nos manières de voir, et développe un discours critique mettant en suspens nos modes de perception des choses et des actions comme nos façons de les penser. Dans cette perspective, le Meeting Point avec Sandra Delacourt esquissera un parcours dans « Le Supermarché des images » comme dans les problématiques que l’exposition charrie à la croisée des disciplines, des contraintes économiques qu’elle questionne aux issues politiques qu’elle dessine. (DZ) Arpenter le Supermarché des images 1/16 2/16 L’entretien Mercredi 28 janvier 2020. Dork Zabunyan et Sandra Delacourt au Jeu de Paume. Photo Adrien Chevrot. « Dork Zabunyan : Sandra Delacourt, bonjour. Sandra Delacourt : Bonjour Dork Zabunyan ! Dork Zabunyan : Bienvenue à ce premier Meeting Point de l’année 2020. Il portera sur l’exposition « Le Supermarché des images » et sur les œuvres qui seront à cette occasion présentées dans la totalité des espaces du Jeu de Paume, à Paris. Nous discuterons des questions qu’elle suscite sur notre « civilisation de l’image », si vous me permettez cette expression un peu désuète…Sandra Delacourt, vous êtes historienne de l’art contemporain, 3/16 spécialiste notamment de Donald Judd, dont le nom apparaît dans le sous- titre d’un ouvrage important que vous avez publié en 2019 : L’artiste chercheur. Un rêve américain au prisme de Donald Judd aux éditions B42. Vous avez également fait paraître un essai dans un livre de photographies de Bruno Serralongue qui se présente comme des Comptes rendus photographiques des sorties des Naturalistes en lutte sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, août 2015 – avril 2017. Votre contribution s’intitule « Arpenter un présent sans fin ». Vous y abordez un grand nombre de questions que « le Supermarché des images » investit à sa façon. Vous menez parallèlement une activité de critique, par laquelle vous interrogez les relations entre les régimes de visibilité de notre histoire présente, et les savoirs nous permettant d’avoir une prise sur cette histoire, comme sur le capitalisme globalisé qui la caractérise. Enfin, toujours dans une confrontation sensible aux œuvres d’art, vous enquêtez sur les structures du pouvoir qui lient les savoirs à nos manières de voir. C’est à partir de ce cheminement de pensée que ce Meeting Point avec vous dessinera un parcours dans « Le Supermarché des images », à la croisée des disciplines – telles que l’économie, l’histoire, l’anthropologie – des contraintes économiques qu’elle questionne mais aussi des issues politiques qu’elle esquisse. Au regard de cette brève présentation et pour commencer à entrer dans notre sujet, j’aimerais vous poser une première question : Y-a-t-il une œuvre à partir de laquelle vous aimeriez commencer à déambuler dans « Le Supermarché des images » en vue d’en révéler quelques enjeux majeurs ? Sandra Delacourt : Oui, je pense qu’une entrée en matière toute indiquée pour entamer cette discussion et cette déambulation dans l’exposition, serait de porter notre regard sur l’œuvre d’Evan Roth, Since You Were Born, qui nous accueille dès l’entrée dans le Jeu de Paume. Il s’agit d’une installation immersive constituée de milliers d’images de formats disparates et de qualités et de contenus fort dissemblables. Ces images couvrent les espaces de circulation et de déambulation des murs au plafond. Since You Were Born me semble assez emblématique de l’un des postulats de l’exposition, selon lequel nous vivrions aujourd’hui dans un monde saturé d’images. Cette installation nous happe dès notre entrée dans l’exposition et rend la question de la saturation extrêmement présente. Elle me paraît également intéressante dans la manière dont elle propose une dé-hiérarchisation de 4/16 ces mêmes images. En effet, ce sont des images qui sont collées au mur de manière quasi aléatoire et qui reprennent le principe suivant lequel elles ont été collectées : elles ont été stockées par l’artiste lui-même sur un laps de temps défini depuis la naissance de sa seconde fille, en juin 2016, jusqu’à aujourd’hui. Près de trois ans et demi d’images non sollicitées ou d’images recherchées, qui ont transité par son ordinateur et se sont agrégées dans sa mémoire cache. Cette œuvre suscite chez nous un sentiment de familiarité assez immédiat. En tout cas elle nous saisit et elle évoque l’impression d’être submergé par un flot incessant d’images numériques, qui s’agrègent quotidiennement à nos vies. Rappelons quelques chiffres pour montrer qu’il ne s’agit pas seulement d’un sentiment : 90% des données aujourd’hui disponibles dans Evan Roth, Since You Were Born, 2019 © Photo fr Bob Self / The Florida Times-Union – Courtesy MOCA, Jacksonville, Florida 5/16 le monde ont été créées entre 2016 et 2018, un laps de temps très court. Déjà en 2013, on estimait que l’humanité produisait chaque minute 2,5 millions de contenus sur Facebook, près de 300000 tweets, 200000 nouvelles photos sur Instagram, 72 heures de vidéo sur YouTube etc… donc autant de contenus qu’il est a priori impossible d’assimiler, en tout cas à l’échelle individuelle et humaine. Cette idée de saturation du monde par les images est à mon sens problématique. En tout cas elle soulève un certain nombre de paradoxes. En premier lieu, il y a l’idée selon laquelle la surabondance des images serait garante d’une nouvelle pluralité dans les contenus, dans les perspectives et dans les lectures … Il y aurait donc une sorte de fin ou d’abolition de la restriction de l’accès à la production des images mais aussi de leur mise en partage. Chacun pourrait donc en être l’auteur et les partager plus librement. Et d’un autre côté, cet accès plus égalitaire aux images engendrerait un surnombre, un encombrement, un brouillage qui les rendrait illisibles. C’est pour cette même raison que je voulais commencer la conversation par cette œuvre. Elle est symptomatique d’une manière dont, dans les sociétés capitalistes – qui reposent notamment sur une certaine économie de l’image et qui sont les actrices majeures de leur globalisation –, on retrouve une sorte de fascination pour cette capacité à produire de l’image en surnombre voire pour cette crainte à en être débordé. Ce sentiment double me semble intéressant. Il articule une fascination de l’époque pour elle-même, à savoir une capacité à produire un œil surplombant, un œil omniscient, globalisé qui viendrait instantanément traduire ce que serait notre présent dans la densité du monde avec, dans le même temps, l’anxiété de ne pas pouvoir l’embrasser ni l’appréhender. Dork Zabunyan : Vous avez pointé du doigt un point assez sensible de l’exposition et une idée qui est chère à son inspirateur, Peter Szendy. Il écrit dans le catalogue de l’exposition, en introduction de son texte : « Il y a tant d’images. Tant et tant d’images. Leur nombre est immense. Leur foule, leur flot est littéralement immensurable. » J’aimerais revenir sur ce trop-plein d’images et le mettre en regard avec le paradoxe que vous avez évoqué entre hyper-visibilité et illisibilité. Il est vrai qu’on oublie souvent que ces images sont non vues ou non regardées, et que peut-être le travail des artistes et 6/16 de l’exposition, en l’occurrence « Le Supermarché des images », consiste à rendre visible ou à rendre sensible ce qui échappe à notre vision de par cette circulation et de par ces échanges d’images que vous avez rappelés. Avez- vous repéré des œuvres – pour ma part je pensais aux photographies de Trevor Paglen – qui seraient susceptibles de rendre visible ce qui échappe à notre régime de vision, alors même que ces images sont devant nous ? Sandra Delacourt : Oui. Ce qui me semble aussi être une des grandes forces de cette exposition, c’est qu’elle commence par nous happer avec un sentiment familier tout en nous invitant à nous en extraire très vite. En effet, nous sommes dans un lieu qui a vocation à penser les images, leur statut, leur économie, leur production et le propos de l’exposition a justement pour ambition de venir dénaturaliser le rapport de quasi sidération qu’on Trevor Paglen, NSA-Tapped Undersea Cables, North Pacific Ocean, 2016. Courtesy de l’artiste et de Metro Pictures, New York 7/16 entretient généralement à la masse des images, en en proposant une lecture très scrupuleuse et détaillée, jusque dans les éléments de fabrication et de vie des images. En faisant appel à notre habitude cognitive à appréhender de différentes manières les images, on sort d’une conception de la masse d’images comme phénomène uploads/s3/ sandra-delacourt-et-dork-zabunyan-final-fr.pdf

  • 34
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager