« SES IDÉES DANS L'ART ET SUR L'ART SONT FÉCONDES, INTARISSABLES » : LE STATUT

« SES IDÉES DANS L'ART ET SUR L'ART SONT FÉCONDES, INTARISSABLES » : LE STATUT DE LA MUSIQUE DANS L'ŒUVRE DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU Michael O’Dea Société Française d'Étude du Dix-Huitième Siècle | « Dix-huitième siècle » 2011/1 n° 43 | pages 297 à 312 ISSN 0070-6760 ISBN 9782707169426 DOI 10.3917/dhs.043.0297 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-dix-huitieme-siecle-2011-1-page-297.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Société Française d'Étude du Dix-Huitième Siècle. © Société Française d'Étude du Dix-Huitième Siècle. Tous droits réservés pour tous pays. 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Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Société Française d'Étude du Dix-Huitième Siècle | Téléchargé le 07/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 89.156.64.62) © Société Française d'Étude du Dix-Huitième Siècle | Téléchargé le 07/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 89.156.64.62) dix-huitième siècle, n° 43 (2011) « SES IDéES DANS L’ART ET SUR L’ART SONT FéCONDES, INTARISSABLES » : LE STATUT DE LA MUSIQUE DANS L’ŒUVRE DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU Quel statut accorder à la musique dans l’œuvre de Rousseau ? Jusqu’à une époque assez récente, la question ne retenait pas beau- coup l’attention des lecteurs, puisque son œuvre musicale, de même que ses écrits sur la musique, étaient largement oubliés 1. Pourtant, ces écrits ont des dimensions considérables, occupant 900 pages dans l’édition de la Pléiade, sans compter les articles qu’il rédige pour l’Encyclopédie en 1748-1749, ni les livrets d’opéra qui se trouvent dans un autre volume des Œuvres complètes. Quant à Rousseau lui-même, il se dit plus d’une fois « né pour la Musi- que 2 ». On n’est certes pas obligé de prendre cette déclaration au pied de la lettre, comme l’annonce d’une vocation unique : elle est à interpréter à la lumière des regrets d’un homme qui consi- dère que sa carrière littéraire est à l’origine de tous ses malheurs. Pourtant, Rousseau s’attribue dans Rousseau juge de Jean-Jacques un rôle de tout premier ordre : il y est précisé de l’absent « Jean 1. La première édition moderne de l’Essai sur l’origine des langues est celle de Charles Porset (Bordeaux, 1968). Jean Starobinski, « Rousseau et l’origine des langues », dans Europäische Aufklärung. Festschrift für Herbert Dieckmann, Mu- nich, Fink Verlag, 1966 et Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967 sont parmi les premiers exégètes modernes à étudier l’œuvre. Catherine Kintzler fournit la préface d’un recueil d’écrits de Rousseau sur la musique en 1979 (Paris, Stock). La première édition annotée du Dictionnaire de musique est publiée par Claude Dauphin (Berne, Peter Lang, 2008). 2. « Il faut assurément que je sois né pour cet art, puisque j’ai commencé de l’aimer dès mon enfance et qu’il est le seul que j’aye aimé constamment dans tous les tems » (Confessions, OC, t. 1, p. 181). Voir aussi le second Dialogue : « J. J. étoit né pour la Musique » (OC, t. 1, p. 872). Dans ces notes l’abréviation OC désigne Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, M. Raymond et B. Gagne- bin (éd.), Paris, Gallimard, 1959-1995, 5 tomes. © Société Française d'Étude du Dix-Huitième Siècle | Téléchargé le 07/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 89.156.64.62) © Société Française d'Étude du Dix-Huitième Siècle | Téléchargé le 07/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 89.156.64.62) 298 Michael O’Dea Jaques » que, s’il est né pour cet art, ce fut « non pour y payer de sa personne dans l’exécution, mais pour en hâter les progrès et y faire des découvertes. Ses idées dans l’art et sur l’art sont fécon- des, intarissables 3 ». Cette affirmation semble trop claire et trop ferme pour être écartée facilement : si la musique a longtemps été vue comme une des fausses pistes suivie dans sa jeunesse par un homme qui n’avait pas encore trouvé sa voie, ce serait vraiment faire fi de la parole de l’auteur que d’assimiler Rousseau musicien à Rousseau précepteur ou Rousseau secrétaire d’ambassade. Rous- seau écrit son premier opéra à Chambéry en 1737 et son dernier à Paris en 1776 4. Aucun des deux n’a été achevé, ce qui montre le caractère problématique de sa carrière de musicien, certes, mais nous rappelle en même temps la continuité d’une passion – et, indirectement, d’un métier, puisque pendant une grande partie de sa vie Rousseau a gagné son pain en copiant des partitions à tant la page. Or la meilleure façon de montrer l’investissement intellec- tuel de Rousseau dans la musique est sans doute de considérer le corpus de ses écrits. Restera cependant une objection de taille : la pensée politique de Rousseau, ses idées sur l’éducation, même ses écrits autobiographiques, n’ont jamais été perdus de vue. Il s’agit là d’une œuvre vivante, avec laquelle aujourd’hui encore d’autres pen- seurs entretiennent le dialogue, alors que les écrits sur la musique sont une curiosité historique, liés à des controverses anciennes. Ils auraient tout au plus un intérêt historique et documentaire. L’argu- ment ne peut être entièrement écarté ni réfuté ; on peut néanmoins y répondre en partie en montrant, d’une part, que les idées de Rousseau sur la musique ne sont pas séparées par une cloison étan- che de ses idées politiques, d’autre part que le regard rétrospectif de Rousseau sur son œuvre à la fin de sa vie est loin de privilégier exclusivement les écrits politiques ou pédagogiques : La Nouvelle Héloïse, mais aussi Le Devin du village y ont toute leur place. Le corpus est composé d’abord de plus de 400 articles rédigés en1748-1749 pour l’Encyclopédie. Comme tous les auteurs, Rous- seau avait eu la traduction de la Cyclopaedia de Chambers, dont il tire profit, certes, mais moins que d’autres, car Chambers ne 3. Rousseau juge de Jean Jaques, 2e dialogue, OC, t. 1, p. 872. 4. à Chambéry, Iphis (1737-1740 ?), à Paris, Daphnis et Chlöé (1774-1776). © Société Française d'Étude du Dix-Huitième Siècle | Téléchargé le 07/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 89.156.64.62) © Société Française d'Étude du Dix-Huitième Siècle | Téléchargé le 07/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 89.156.64.62) LE STATUT DE LA MUSIQUE 299 connaît pas l’œuvre théorique de Jean-Philippe Rameau, qui avait donné une véritable assise scientifique à l’harmonie, et qu’on ne saurait ignorer en France en 1748. Rousseau lui-même se retrou- vera pris dans une situation paradoxale. Il n’avait à sa disposition aucune autre théorie de l’harmonie que celle de Rameau : il fallait donc l’exploiter et fonder ses exposés théoriques sur ce système. Pourtant, il était déjà manifestement convaincu des insuffisances du système, et il établissait déjà un lien entre ce système et des caractéristiques de la musique française qui lui déplaisaient : on le voit dans Accompagnement, qui est par ordre alphabétique le premier article de taille de sa plume. En 1745, Rameau avait humilié Rousseau en public ; dans l’Encyclopédie Rousseau se venge, mais sa vengeance est intellectuelle, car il va soulever des difficultés auxquelles les partisans de Rameau (et le compositeur lui-même) peinent à répondre. La musique sera ainsi, dès 1748, le lieu d’une réflexion soutenue 5. Rousseau va droit au but dans l’Encyclopédie. Il inscrit dans l’article Consonnance, par exemple, son profond scepticisme concernant le plaisir des accords consonants. C’était une notion fondamentale du système de Rameau et en même temps l’un de ses points faibles : l’acoustique 6, science nouvellement constituée, avait bien démontré le fondement physique de l’harmonie, mais le plaisir suscité par les accords était un simple constat, sans véritable explication scientifique. Rousseau écrit : « […] toute cette explica- tion n’est fondée, comme on voit, que sur le plaisir qu’on prétend que l’âme reçoit par l’organe de l’ouie du concours des vibrations, ce qui dans le fond n’est déjà qu’une pure supposition ». La théorie de Rameau serait alors un composé étrange, avec une partie rigou- reusement scientifique, démontrée par la physique, mais complétée par une autre qui n’est qu’une hypothèse gratuite. Dans l’article Dissonnance, Rousseau revient à la charge. Le mode mineur est dissonant, mais on l’écoute avec plaisir : est-il alors naturel ou non ? Rousseau suggère que Rameau se contredit sur cette question, délicate pour son système. Le commentaire est cinglant : « Mais 5. Les écrits antérieurs, sur la notation, sont étudiés par C. Dauphin, Rousseau musicien des Lumières, Montréal, Louise Courteau, 1992 et par Sidney Kleinman, Introduction, Rousseau, OC, t. 5, p. xlvii-lxxxiii. 6. Terme créé par Joseph Sauveur (1653-1716). © Société Française d'Étude du Dix-Huitième Siècle | Téléchargé le 07/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 89.156.64.62) © Société Française d'Étude du Dix-Huitième Siècle | Téléchargé le 07/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 89.156.64.62) 300 Michael O’Dea M. Rameau croit pouvoir tout concilier : la proportion lui sert pour introduire la dissonnance, et le défaut de proportion lui sert uploads/s3/ ses-idees-dans-l-x27-art-et-sur-l-x27-art-sont-fecondes-intarissables-le-statut-de-la-musique-dans-l-x27-oeuvre-de-jean-jacques-rousseau.pdf

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