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22/2/2019 Travail de rêverie et création chez Fernando Pessoa | Cairn.info https://www.cairn.info/revue-cahiers-de-psychologie-clinique-2014-1-page-171.htm 1/24 Travail de rêverie et création chez Fernando Pessoa Stefano Monzani Dans Cahiers de psychologie clinique 2014/1 (n° 42), pages 171 à 193 Article À Jacques Montangero, onirologue émerite Je ne rêve que pour atteindre la réalité — C. Lispector, Un souǟǠle de vie, p. 69 Tout ceci me paraît un songe, me disais-je ; mais la vie humaine est-elle autre chose ? — J. Cazotte, Le Diable amoureux, p. 200 En somme le psychanalyste pense trop. Il ne rêve pas assez. — G. Bachelard, La poétique de la rêverie, p. 128 Introduction es ouvrages traitant des liens intimes entre le rêve et la création artistique et plus particulièrement littéraire ne se comptent plus. Maints écrivains et artistes se sont penchés sur ce sujet passionnant depuis l’Antiquité et à la suite des découvertes freudiennes : de Coleridge et son day-dreaming à Maeterlinck et son onirologie, des surréalistes aux expériences hallucinogènes de Michaux, en passant par Proust et tant d’autres, la réølexion sur le rêve poétique s’est prolongée vers des analyses profondes sur les frontières poreuses entre le rêve à la réalité et produit à la même occasion les œuvres fantastiques les plus étonnantes où ces deux dimensions sont parfaitement confondues par leur inclusion réciproque (Sami Ali, 1974a). 1 L 22/2/2019 Travail de rêverie et création chez Fernando Pessoa | Cairn.info https://www.cairn.info/revue-cahiers-de-psychologie-clinique-2014-1-page-171.htm 2/24 Du côté de la psychanalyse il est aussi impensable de mentionner tous les développements auxquels la question du « fantastique structuré comme le fantasme » et le rêve a donné lieu depuis les premières analyses de Freud (cf. Bellemin-Noël, Green, Kofman, Milner, etc.). Pour ce dernier les mécanismes inconscients en jeu dans les rêves et la production littéraire sont analogues, le travail de liaison énergétique et de transformation dans le but de représenter sont les notions qui rapprochent ces deux phénomènes. Travail du rêve et travail de l’écriture, prolongation des jeux de l’enfance, seraient donc les lieux de réalisation et de figuration des désirs inconscients refoulés par l’élaboration secondaire qui permet de les mettre en récit. Freud relie cette secondarisation avec celle qu’il nomme la Phantasie (fantasme, fantaisie ou encore imagination selon les traductions), de nature préconsciente, proche du rêve éveillé ou diurne. Le fantasme est l’élément commun au rêve, au rêve éveillé ainsi qu’au rêve littéraire dont il est la « cellule germinative » (Jackson). Le phénomène d’inquiétante étrangeté (dont le phénomène du double est l’un des motifs producteurs) [2] se produirait « quand la frontière entre fantaisie et réalité se trouve e÷facée » (Freud, 1985, p. 251). Nous connaissons d’ailleurs l’intérêt profond de Freud, entretenu par sa correspondance avec Ferenczi en particulier, pour l’occulte et la télépathie ! Freud établit deux autres points utiles à mon propos. Premièrement l’idée d’un potentiel psychique, force motrice du désir inconscient qui détermine l’intensité et la complexité du rêve et de la production artistique ; deuxièmement l’idée qu’au même titre que dans la diǟfraction du Moi dans les personnages narcissiques du rêve, « le créateur littéraire moderne (scinde) son moi en moi partiels, par l’e÷fet de l’observation de soi ; et par voie de conséquence, (personnifie) les courants conølictuels de sa vie psychique en plusieurs héros » (ibid., p. 43). 2 Dans les lignes qui vont suivre je vais me centrer tout particulièrement sur le travail de rêverie en tant que moment essentiel de la production littéraire chez un écrivain majeur de notre siècle, Fernando Pessoa (1888-1935), contemporain de Freud, connu par le grand public surtout pour sa création originale d’hétéronymes [3]. Auteur énigmatique d’une œuvre foisonnante et fascinante, ayant vécu une courte existence dans la précarité et le repli social [4] (seuls quelques poèmes et textes de sa vaste production ont été publiés de son vivant), Pessoa, au même titre que d’autres « maîtres du soupçon » (Ricœur) tels Rilke ou Kaøka (Jongy, 2011) a poussé jusqu’aux limites certains questionnements existentiels fondamentaux d’une brûlante actualité dont s’est d’ailleurs emparé tout un pan de la littérature contemporaine [5] : le mystère du sentiment d’identité (son étrangèreté) et de son devenir dans le temps (« qui est moi ? », Combien suis-je ?), l’étrangeté vis-à-vis de soi-même (je suis un/l’autre), la solitude ou l’anonymat extrêmes face à l’altérité absolue et au silence (ou au vide) du monde, la relation entre le « réel » et l’illusion autrement dit entre la vie et le rêve (« je ne dors pas, j’entre-existe »). Comme l’a écrit pertinemment F. Tabucchi, l’œuvre de Pessoa traite de la problématique plus générale de l’inquiétante présence de l’Autre (depuis les rêveries de Nerval au merveilleux de Kübin ou Borges en passant par la folie de Hölderlin) [6] de nos temps modernes dans laquelle s’est d’ailleurs 3 22/2/2019 Travail de rêverie et création chez Fernando Pessoa | Cairn.info https://www.cairn.info/revue-cahiers-de-psychologie-clinique-2014-1-page-171.htm 3/24 Rêver avec Pessoa historiquement inscrite l’entreprise de la psychanalyse freudienne [7]. Car « si le Moi n’est plus maître dans sa maison », son ouverture au monde fait de lui « un étrange en dedans-en dehors » selon la formule de Michaux. Le sujet se transforme, il ne s’exprime plus son for intérieur, mais devient « l’instrument sonore des sensations, de sentiments et d’idées ». « Je » devient alors l’autre, il se transfère aux choses, se perd en les choses pour se recréer et s’aǟfranchir des limites de sa personnalité, se renouveler en profondeur (Collot, 2001, p. 120). Nous voici entrés de plain-pied dans la rêverie pessoenne et la question de la métamorphose identitaire que cet auteur a vécue en première personne ! Fort de ces propos, je tenterai pour ma part de rapprocher l’étude de la rêverie et de ses ramifications complexes dans l’œuvre fictionnelle de Pessoa de ce que nous dit la psychanalyse au sujet de processus à première vue analogues. Il ne s’agira pas de corroborer des notions (et encore moins d’interpréter les textes ou d’étudier la personnalité de l’auteur) [8], mais plutôt de comparer ce que la fiction théorique psychanalytique peut nous dire, par la voie métaphorique, sur les relations entre le réel, le rêve et la création et les pré-théories de Pessoa virtuellement capables de produire des modèles alternatifs à ceux proposés par la théorie analytique [9]. 4 Le Livre de l’Intranquillité (LI) (Pessoa, 1988 et 1992. Sauf mention les citations viennent de cet ouvrage) a occupé la vie de Pessoa (plus précisément de son semi- hétéronyme B. Soares, c’est-à-dire la personnalité de Pessoa moins le raisonnement et moins l’aǟfectivité… !) pendant de nombreuses années de sa vie. « Autobiographie sans événements », LI est moins un journal qu’une suite de fragments, réølexions, (auto)- analyses et observations somnolantes aussi détaillées que décousues de son état de conscience entièrement ouvert sur le monde extérieur (mais comprenant ce qu’il appelle la conscience de l’inconscience), la conscience étant le véritable « chaudron » du processus artistique et le centre des expériences de Soares-Pessoa. 5 Dans le LI il s’agit surtout de rêveries, de rêves-éveillés ou dirigés (« ce rêve prolongé mais conscient ») que de rêves à proprement parler. Rêve et rêverie constituent même LA raison de vivre de Soares, de « s’exister », face à son « incompétence à vivre », son « incompatibilité avec les êtres qui m’entourent ». Blanco, 2003, p. 160) et au sentiment de séparation radicale vis-à-vis de la vie « réelle » (Pessoa parle d’une « vitre » entre lui et le monde extérieur), mais aussi face au caractère insu÷fisant et limitant du monde au regard de ses rêves de grandeur portés par une idéalité démesurée (« en rêve, j’ai tout obtenu »). En résumé, « je n’ai jamais rien fait que rêver. Je n’ai jamais voulu être rien d’autre qu’un rêveur », nous dit Pessoa tout le long de LI. 6 22/2/2019 Travail de rêverie et création chez Fernando Pessoa | Cairn.info https://www.cairn.info/revue-cahiers-de-psychologie-clinique-2014-1-page-171.htm 4/24 La rêverie (ou « rêve éveillé ») chez Pessoa est un état de semi-vigilance qui est à l’origine de la création littéraire. L’état de rêverie se distingue du rêve par la présence du rêveur et d’une « lueur de conscience » (ou de cogito) comme l’a précisé G. Bachelard (Bachelard, 2010). Dans cette zone de vigilance où le moi et le monde se mélangent, le « je » peut donc être poétiseur et peut se donner à l’écriture. « L’homme de la rêverie est de toute part dans son monde, dans un dedans qui n’a pas de dehors (…) il n’ y a plus de non-moi » (ibid. p. 144). Cette fonction de l’irréel « garde le psychisme humain en marge de toutes les brutalités d’un non-moi hostile, d’un non- moi étranger » (ibid., p. 12). Reste la question toute pessoenne de déterminer le poids ontologique de tous les « je » imaginés dans cet état : « Y a-t-il un je qui assume ces multiples «je»? Un «je» de tous ces «je» qui a la maîtrise de tout notre être, de tous nos êtres intimes ? » (ibid., p. 146). C’est en uploads/s3/ travail-de-reverie-et-creation-chez-fernando-pessoa 1 .pdf

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