1 La fascination pour Caravage, figure d’exception des « Old Masters »1 Au sein

1 La fascination pour Caravage, figure d’exception des « Old Masters »1 Au sein de la peinture baroque, globalement démodée et dont le commerce est de plus en plus atone, Michelangelo Merisi (1571-1610), dit Caravage, pourrait peut-être office d’exception. Le terme « Caravaggiomania »2 existe en effet depuis une dizaine d’années pour désigner la frénésie qui fait apparaître – presque – annuellement sur le marché de l’art de « nouvelles œuvres » qui lui sont attribuées mais qui se révèlent souvent être autant de découvertes avortées (mauvaises attributions, faux, etc.). Aux côtés de Léonard de Vinci (1452-1519) ou de Raffaello Sanzio, dit Raphaël (1483-1520), le maître lombard semble posséder dans l’imaginaire du grand public une aura dont sont désormais privés la plupart des maîtres anciens – « Old Masters ». Pour se persuader du succès actuel de Caravage, il suffit de constater l’écho médiatique de la découverte en 2016 par la presse, spécialisée ou non, du « nouveau » chef-d’œuvre de Caravage3. En avril 2014, dans la région de Toulouse, une fuite d'eau dans la soupente d’un grenier (fig. 1) a en effet permis de mettre au jour une toile représentant la Décollation d’Holopherne par Judith, composition connue du maître mais dont la trace s’était perdue depuis plusieurs siècles. Si l’expert parisien en œuvres d’art à qui le tableau est confié, Éric Turquin, en fait la plus importante révélation de ces vingt dernières années sur le marché de l’art, d’autres y voient davantage la main d’un des suiveurs du maître, Louis Finson (1580-1617). En novembre 2016, la commission consultative des Trésors nationaux classe Judith et Holopherne « Trésor national » et le bloque jusqu’en novembre 2018, procédure impliquant le refus de tout certificat d’exportation. Les plus importants acheteurs potentiels de ce genre d’œuvres ne résidant pas en France, il ne pouvait de facto être vendu. Au terme du délai légal de trente mois, l’État ne se porte finalement pas acquéreur du tableau « possiblement attribué [sic] à Caravage »4 et délivre le 24 décembre 2018 un certificat d’exportation à ses propriétaires, rendant ainsi possible la vente de la toile de Toulouse sur le marché de l’art international. Les raisons du succès du maître du Seicento, démontré par sa récente couverture médiatique, méritent de retenir l’attention afin de comprendre la frénésie qui l’auréole. Si la cote de l’art ancien était au pinacle dans les années 1990, celle-ci s’est depuis considérablement essoufflée, principalement au profit de l’art contemporain. Bien qu’il subsiste des doutes quant à son caractère autographe, la toile de Toulouse a failli, lors de sa vente aux enchères, établir un record et les rares artistes dont les œuvres d’art sont aujourd’hui échangées à plus de 100 millions d’euros. Le marché actuel a pourtant ceci de paradoxal que Caravage a probablement 1 Cet article reprend plusieurs parties du mémoire rédigé à l’occasion du master Marché de l’Art présenté à l’École du Louvre en 2018 et intitulé « Le marché de l’art caravaggiomaniaque ». Pour leurs relectures, nous remercions vivement Sacha Zdanov, Valentine Henderiks et Catheline Périer-D’Ieteren. 2 Richard E. SPEAR, « Caravaggiomania », Art in America, 23 novembre 2010 [en ligne]. Le présent texte est issu d’un mémoire présenté en septembre 2018 à l’École du Louvre, à Paris et intitulé « Le marché de l’art ‘caravaggiomaniaque’ ». 3 Voir notamment : Lorena MUÑOZ-ALONSO, « Long-Lost Caravaggio Painting Possibly Found in France », Artnet News, 6 avril 2016 [en ligne] ; Carole BLUMENFELD, « Un Caravage inédit retrouvé en France ? », Le Quotidien de l’Art, n° 1036 du 4 avril 2016, p. 8 ; ou encore Marie-Amélie BLIN, « Le Caravage retrouvé en France est-il vrai ? », Le Figaro, 4 avril 2016 [en ligne]. 4 Selon les termes de l’arrêté du 25 mars 2016 refusant le certificat prévu à l'article L. 111-2 du code du patrimoine, J.O.F.R., 31 mars 2016, n° 108. 2 une des cotes les plus hautes alors même qu’aucune de ses toiles n’a été vendue depuis plusieurs décennies… 1 DE L’OUBLI A LA CARAVAGGIOMANIA Né et formé en Lombardie – ses parents étant originaires de Caravaggio, à l’est de Milan –, Caravage est très tôt marqué par les injonctions de la Contre-Réforme dont les effets s’y font alors particulièrement sentir. Dès 1563, l’Église réaffirme l’importance cruciale des images pour la foi catholique, en rappelant leur fonction première : l’instruction des fidèles. Afin de lutter contre l’indifférence à l’égard de la religion, les artistes sont invités à produire des œuvres qui doivent être d’emblée compréhensibles du grand public, c’est-à-dire dégagées de l’érudition maniériste qui prévaut jusqu’alors. Par des effets de compositions spectaculaires, Caravage s’inscrit pleinement dans cette vision en utilisant la lumière de façon didactique et expressive, afin de souligner les éléments importants de ses compositions. Les réalisations de jeunesse de l’artiste, peintes dans les années 1590, connaissent très vite un vif succès. Les grandes figures romaines, comme le marquis Vincenzo Giustiniani (1564-1637), le cardinal Francesco Maria Bourbon del Monte (1549-1627) et le très influent nepote Scipion Borghèse (1577-1633), lui passent commande et collectionnent ses premières toiles, saisissantes par leur « vérisme de trompe-l’œil » et leur « agressive présence »5. Giovanni Baglione (1566-1643), l’un de ses principaux biographes, raconte qu’un de ses portraits lui rapporte plus d’argent qu’une peinture narrative – pourtant généralement plus onéreuse – à d’autres artistes contemporains6. Durant les dix dernières années de sa vie, Caravage gagne au moins 800 écus par an, c’est-à-dire quatre fois la somme annuelle allouée à Torquato Tasso, dit Le Tasse (1544-1595) par le cardinal Pietro Aldobrandini (1571-1621)7. Pour les deux tableaux de la chapelle Contarelli8, le commanditaire lui alloue 400 écus et, quelques années plus tard, Pierre Paul Rubens (1577-1640) lui achète pour le compte du duc de Mantoue, Vincent Ier de Gonzague (1562-1612), une seule peinture – La Mort de la Vierge9 – pour la somme de 280 écus, signe de l’augmentation de la cote de l’artiste. Plus tard, en 1671, Louis XIV (r. 1643- 1715) fait l’acquisition de plusieurs de ses œuvres10 qui avaient entretemps transité par la collection du roi d’Angleterre, Charles Ier (r. 1625-1649), et, lors de la dispersion de cette dernière en 1649, par celle du marchand Everhard Jabach (1618-1695). Ces acquisitions montrent que l’art de Caravage n’est pas encore démodé et ce, en dépit de l’anathème qui lui est lancé par Nicolas Poussin (1594-1665), ce dernier lui reprochant d’être « venu pour détruire la peinture »11. 5 Jean-Pierre CUZIN, « Le Caravagisme international », Figures de la réalité. Caravagesques français, Georges de la Tour, les frères Le Nain, Paris, 2010, p. 50. 6 Cité par Alfred MOIR, Caravage, Paris, 1983, p. 31. 7 Ibidem, p. 31. 8 Caravage, Vocation de saint Matthieu, 1599/1600, huile sur toile, 322 x 340 cm ; Martyre de saint Matthieu, vers 1599, huile sur toile, 323 x 342 cm, Rome, église San Luigi dei Francesi. 9 Caravage, La Mort de la Vierge, 1601-1606, huile sur toile, 369 x 245 cm, Paris, musée du Louvre. 10 Elles se trouvent aujourd’hui au musée du Louvre à Paris : La Mort de la Vierge ; La diseuse de bonne aventure, 1596/1597, huile sur toile, 99 x 131 cm ; Portrait d’Alof de Wignacourt, vers 1607, huile sur toile, 194 x 134 cm. 11 Rapporté par Jean-François FELIBIEN, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes, t. III, Paris, 1725, p. 194. 3 Par la suite, son œuvre est peu à peu déconsidéré, voire oublié. Si l’on consulte en effet Le dictionnaire des ventes d’art faites en France et à l’Etranger pendant les XVIIIme & XIXme siècles12, on s’aperçoit que durant deux siècles, la peinture de Caravage ne se vend pas bien – ou alors, ne retient pas suffisamment l’attention. Seules trente-trois ventes de tableaux attribuées à « Michel-Ange Amerighi, dit le Caravage » sont réalisées, ou en tout cas répertoriées par ce dictionnaire. La fourchette de prix n’est guère élevée : de 40 francs pour une Incrédulité de saint Thomas13 à 3.875 francs pour un Portrait de Don Alvaro de Bazan14. Les peintures se vendent le plus souvent à moins de 100 francs pendant ces deux siècles. À titre de comparaison, de nombreux tableaux de Nicolas Poussin ont été cédés pour plusieurs dizaines de milliers de francs durant la même période 15. Il semble que l’art du Seicento, a fortiori celui de Caravage et de ses contemporains, ancré dans l’esprit de la Contre-Réforme, ait été dénoncé depuis l’époque des Lumières dans un grand procès esthétique au titre d’un art jésuite et bigot16. Comme beaucoup d’artistes sortis du néant par l’historiographie de l’art au siècle dernier, la traversée du désert de Caravage est longue. Il n’est véritablement redécouvert qu'en 1951 grâce à une exposition organisée à Milan dont le commissaire est Roberto Longhi17. Si les recherches du professeur italien commencent dès 191018, il faut attendre encore quarante ans pour voir cette peinture davantage étudiée et appréciée. Ce n’est qu’à partir de 1951 que le nombre de publications sur Caravage croît19, bien que l’adhésion de uploads/s3/ caravage-article.pdf

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