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Tous droits réservés © Éditions Triptyque, 2005 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 20 jan. 2023 08:40 Moebius Écritures / Littérature La marge, le roi et Diogène Manon Vallée Numéro 105, printemps 2005 La marge URI : https://id.erudit.org/iderudit/14319ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Éditions Triptyque ISSN 0225-1582 (imprimé) 1920-9363 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Vallée, M. (2005). La marge, le roi et Diogène. Moebius, (105), 9–14. M A N O N VALLÉE La marge, le roi et Diogène La marge, oui, celle des cahiers d'école, des heureux T.B. écrits à l'encre rouge, celle des notes, des J.M.J. pour les plus vieux d'entre nous, des étoiles dorées ou vertes, celle des anges. La marge, seule ligne rose et verticale tranchant les bleues horizontales ; la marge, toujours à gauche, définie comme lieu d'exclusion, mise à part. La marge, synonyme d'écarts, de déviations, d'errements. La marge comme une distance, un éloignement. Il me semble que le lieu où s'inscrivent Dieu, les anges et les étoiles mérite mieux que ces appellations très contrôlées. La marge mérite d'être réhabilitée. Et si on la regardait autrement, cette marge qu'il ne fallait pas dépasser quand, enfants, nous apprenions à écrire en ce que l'on ne nommait pas encore « lettres attachées ». (D'ailleurs, voilà une excellente façon de connaître l'âge approximatif d'une personne : écrit-elle en lettres « atta- chées » ou carrées ? L'écriture comme datation, carbone 14 de notre âge...) Et si cette ligne rose, interdite comme la ligne jaune du barrage policier sur les scènes de crime, comme celle des douanes aéroportuaires, « Madame, restez derrière la ligne », se révélait autre chose que la ligne à ne pas franchir, celle des non-dits et de la limite de l'autre ; si elle représentait la ligne de départ, celle sur laquelle on s'appuie pour commencer à apprendre à écrire, la ligne barème, la ligne maîtresse ? Et si la marge se révélait le mètre-étalon de notre société ? Dans les familles nombreuses, j'entends celles de plus de deux enfants, il y a toujours un enfant sur qui se cristal- lisent toutes les tares familiales, sur qui se déversent toutes 10 Manon Vallée les rancœurs, les ressentiments, un enfant qui porte le poids des défaillances parentales. Cet enfant est souvent « l'autre », celui qui ne fera rien comme ses frères et sœurs, qui tentera toute sa vie de se défaire de la gangue familiale et du corset qu'elle lui fait porter, et qui, paradoxalement, tentera toute sa vie, malgré la condamnation de la diffé- rence, d'intégrer sa communauté familiale, professionnelle ou autre. Cet enfant est la marge sur laquelle s'appuie la famille pour se définir, pour préciser ses haines et ses into- lérances et affirmer ses convictions. Cet enfant est le pilier, la fondation des idéaux, proclamations et édits familiaux. Les fous, les mésadaptés, les anarchistes, les névrosés, les itinérants, les malades mentaux et les artistes servent ainsi de pilier à la société. Par eux s'édictent les lois mora- les, pour eux s'établissent les règlements. La société a besoin de ses marginaux pour définir ce qu'elle n'est pas, recon- naître ce qu'elle rejette. Sur cette base, elle fonde ses pré- ceptes qui régissent la vie collective. Les marginaux ne sont donc pas des parias mais des piliers. La marginalité va à l'encontre de la norme qui, elle, fixe les pratiques jugées propres à assurer la prospérité publique. La norme vise à prévenir comme à punir les atteintes aux règles de la société. Elle engendre des obligations implicites qui, si non respec- tées, débouchent sur des sanctions, la plus subtile étant la marginalisation. J'aime la marge et je le dis comme d'autres diraient « J'aime la France ». Exilée très jeune en terre de margina- lité, j'en ai fait mon pays d'adoption. Je posais déjà, enfant, un regard acéré sur le monde. Je cherchais dans les gestes ou les paroles des gens qui constituaient mon monde la motivation ou le secret qui les faisaient agir. Mon père, d'ailleurs, m'a parlé, il y a quelques années, de ce regard d'enfant qu'il sentait braqué sur lui et qui l'énervait tant. Il avait l'impression que je le jugeais, le critiquais ; mais j'étais sans jugement à quatre ou cinq ans, je ne connais- sais pas les règles. J'observais mes parents pour essayer de les comprendre. Je crois que je cherchais leur âme. Encore aujourd'hui, en présence de mon père, je voile mon regard, La marge, le roi et Diogene 11 je suis sur mes gardes, car je sais que ce regard que je pose sur le monde et sur la vie l'horripile toujours. Je n'ai pas choisi le théâtre comme premier métier, pas plus qu'il ne m'a choisie. Je crois qu'à l'époque, je n'ai rien trouvé de mieux pour aller voir derrière les choses. Enfant, je n'ai suivi ni cours de musique ou de ballet, ni cours de peinture ou de chant. Le théâtre représentait le seul art ac- cessible à la jeune fille issue d'un milieu modeste que j'étais et qui cherchait désespérément un sens à la vie. Mon entrée au Conservatoire d'art dramatique a pris des proportions presque mystiques. La vie en communauté, repliée sur elle- même, à la manière d'un cloître, la grand-messe des premiè- res théâtrales, tout me donnait à croire que j'avais enfin trouvé la page sur laquelle écrire ma vie à même les lignes bleues. J'ai fait une découverte importante au fil des années, et qui n'est pas l'apanage exclusif du métier théâtral mais s'adapte à toutes les disciplines et milieux artistiques : dans le secteur marginal du monde artistique, il y a une autre marge, une marge dans une marge où vivent d'autres mar- ginaux, des artistes qui n'arrivent pas à souscrire à la pensée du groupe, qui ont une vision profondément différente de leur art. Cette société fermée que forment les milieux artis- tiques a tendance à reproduire le schéma de la plus grande société dont elle forme la marge en repoussant au-delà de la ligne rose ses membres dissidents. Et je ne parle pas ici de la guerre entre art contemporain et art classique car même au sein des groupes de musique, de théâtre, de danse ou d'arts visuels qui pratiquent la marginalité et font ce qu'il est convenu d'appeler de l'art contemporain, il existe un langage officiel, un discours et une manière de faire qui n'accueillent pas les visions jugées non conformes à leur type de marginalité. Il n'est pas aisé de détester un spectacle musical, théâtral ou un tableau quand, dans une belle unanimité, critiques et pairs l'encensent et le quali- fient de génial. Et à l'inverse, apprécier un spectacle musi- cal, théâtral ou un tableau honni de tous attire souvent des regards suspicieux sur la personne qui manifeste sa pensée marginale. 12 Manon Vallée Où est la vraie marginalité ? Quand je regarde les grap- pes de jeunes punks, image incarnée de la marge, quand je les vois, affalés sur les trottoirs de la rue Sainte-Catherine Est, oui, j'aperçois une marginalité qui crie haut et fort un rejet absolu de la société et de la vie qu'elle leur propose. Cependant, ne portent-ils pas tous un uniforme, même si celui-ci n'est pas conventionnel ? Je cherche dans le lot l'individu dissemblable, l'œil allumé, la vivacité de l'esprit et du verbe sous l'uniforme savamment élaboré. Je cher- che le marginal, la marginale. Je cherche l'autre. À mon avis, la véritable marginalité se situe dans la capacité de se tenir debout, seul, seule, dans sa pensée uni- que. Ne ressembler à personne. Tenir tête aux discours racoleurs. Forger son être et sa pensée sous les coups durs. Accepter sa solitude profonde et intrinsèque. Être margi- nal, c'est être seul. Et de cette solitude assumée et réelle, découle un sentiment de liberté et d'autonomie de parole et de pensée. Cette liberté se trouve écrite dans les termes « marge de manœuvre » ou « marge de liberté ». Elle est ici plage de temps, d'espace. Elle est lieu de non-contrainte. Elle délace le corset de la pression, permet la respiration lente et pro- fonde. Elle donne du temps de pensée, d'action. Elle donne le temps de la réflexion et du silence. Et, de façon plus pro- saïque, la marge de crédit ne nous fait-elle pas parfois pous- ser un soupir de soulagement en nous laissant respirer entre deux corsets financiers ?... Pour d'autres encore, vivre en marge de la société et des autres demeure le pain quotidien. Plusieurs le choisis- sent, d'autres le subissent, mais il est possible d'y mener sa vie. La seule marge où uploads/s3/ beau-texte-marginalite.pdf

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