En esthétique, quelle place pour la psychanalyse ? Murielle Gagnebin I. "N'impo
En esthétique, quelle place pour la psychanalyse ? Murielle Gagnebin I. "N'importe quoi" De 1958 à 1973, le Niçois Ben crée son fameux Magasin, acquis par le Musée national d'art moderne. OEuvre hétéroclite, ce magasin est à la fois une sculpture polychrome faite d'objets divers : panier à salade, os, abat-jour, roue de bicyclette, bouilloire, etc., un livre composé des fameuses petites toiles noires, sortes d'ardoises enfantines où Ben trace à la peinture blanche injonctions ou constats, tels que : "J'aime le noir", «Rien est beau", "Allez-vous baisser la tête ?", etc., enfin un lieu de rencontres, notamment du groupe Nouveaux Réalistes, du groupe Support ! Surface, etc. Cette composition tridimensionnelle, hautement bariolée et bricolée au fil des ans, Ben l'appelle "N'importe quoi !" Enoncer que l'art puisse être "n'importe quoi" stipulait une révolution complète de l'esprit. Les normes tombaient en poudre. Au bris des canons entraînant la dispersion du goût, succédaient l'assomption de tous les matériaux, du plus aérien (Y . Klein, Sculpture de feu, 1961) au plus opaque (P . Manzoni, Merda d'artist, 1961 ; D. Roth, 7 x 3 Nains, 1969) à x = moment de la décomposition intégrale), comme l'avènement des pratiques artistiques les plus diverses. Certains prônaient par exemple la fabrication de Boudins avec du sang humain, prêt à gicler sur des ciboires et des nappes consacrées (M. Journiac, Messe pour un corps, 1969), d'autres valorisaient l'escalade, pieds et mains nus, d'une immense échelle piquée de dents acérées (G. Pane, Escalade non anesthésiée ; avril 1971) ou vantaient la masturbation au rythme des pas du public, jusqu'à l'épuisement (V. Acconci, Seedbed, 1969), d'autres encore expérimentaient l'exposition du "Vide" (Y . Klein, galerie Iris Clert, 1958), ou même expliquaient le phénomène de l'art à quelque animal sacrifié (J. Beuys, Comment on explique les tableaux à un lièvre mort, 1965). Dans cette "aspiration au brut, au matériau, au spontané, au non-élaboré, à la non- oeuvre"1, on a pu saluer comme une explosion de vie alors que des esprits plus sombres y décelaient la prodigieuse cancérisation de l'art. Plus meurtrière qu'industrieuse, une telle polémique désigne cependant avec netteté comme une autre arête au débat : dans la seconde moitié du XXe siècle, la créativité l'emporte un peu partout sur la création. Plaisir de la trouvaille, du geste inédit, de l'expression coûte que coûte, goût des contrastes exacerbés mêlant le poétique au dérisoire, érigeant le déchet en étalon, drainent le regard moins attiré, semble-t-il, par l'objet fini que par la jubilation du "faire" à tout prix. Cette apologie de l'esprit d'invention a exigé parallèlement que le critique se fasse bricoleur, mécano, mais aussi joueur et poète. Désormais ponctuelle et spécifique, la critique d'art devait s'attacher à discerner le fonctionnement de l'objet créé et chercher à transmettre les logiques de l'oeuvre, veillant à maintenir celle-ci ouverte à la sagacité des regards qui s'y aventuraient. Devenue méthode de l'oeuvre, la critique d'art se faisait mécaniste et n'hésitait jamais à s'exercer, le cas échéant, à la haute voltige. Pareille fureur de la problématisation du regard et du jugement connut même ses outrances : l'oeuvre avala la critique pour se dissoudre elle-même dans la virtualité pure. On supprima l'oeuvre au profit du mode d'emploi, voire de la recette ou même du programme potentiel de l'objet réduit à un pur possible (cf. Kosuth, Chair I and III, 1965). Or, tout débordement a ses lois, éclairant par là crûment la logique des conduites. L'art de cette fin de siècle, dominé par l'obsession du faire, apparaît chevillé à l'homo faber et semble situer, en conséquence, l'esthétique au cour de l'anthropologie considérée essentiellement dans ses dimensions sociale et psychologique. II. Discours psychanalytique et discours politique convergences T ributaire du discours sur l'homme dans la cité et du discours sur l'homme aux prises avec sa psyché, l'esthétique aujourd'hui ne conduirait ni au divin du moyen âge, pas plus au savoir de la Renaissance, ni même l'éthique comme le voulait le XVIIIe siècle, épris d'intersubjectivité qui faisait de l'apprentissage du goût la condition de la moralité2. Attachée, en effet, à décrypter les motifs et les mobiles d'une production artistique valorisant avant tout l'acte démiurgique, l'esthétique aujourd'hui pourrait aider à réfléchir le politique comme les profondeurs psychiques. L'herméneutique psychanalytique a ses domaines comme ses limites. Déjà Freud pensait que le génie était irréductible à l'enquête analytique3 et qu'il fallait sur ce point "céder le terrain à l'investigation biologique "car les instincts et leurs métamorphoses sont la chose dernière que la psychanalyse puisse connaître"4. En revanche, Freud a démontré que "l'émotion esthétique dérivait de la sphère des sensations sexuelles" et qu'elle était «un exemple typique de pulsion inhibée quant au but"5. Il assigne ainsi au domaine de l'art le lieu des dérives pulsionnelles et fait du champ artistique l'aire de la sublimation. Depuis la découverte freudienne, l'enquête psychanalytique sur l'art s'est considérablement enrichie. Dans le sillage du Viennois6, elle a mis l'accent sur le rôle prépondérant de la constitution d'une réserve d'énergie neutre dans le procès de la sublimation, insistant sur le rôle éminent du narcissisme aux prises avec l'objectal7. D'autres , encore, approfondissant les vues de Freud8, ont révélé la part capitale de la bisexualité psychique9 dans la création comme celle de la capacité d'introjecter deuil et privations10. Récemment, on a même tenté une typologie psychique de l'acte créateur, prenant appui sur une réinterprétation du système causal aristotélicien et assignant à la pulsion d'emprise un statut tout spécial11. Ces avancées cliniques et méta-psychologiques ainsi que la diversité des lectures analytiques de l'art semblent, en fait, légitimées par le constat initial de Freud s'interrogeant à propos du Moïse de Michel-Ange sur la multiplicité des interprétations tant historiques qu'esthétiques : "Ces efforts mêmes, écrivait-il, n'indiquent-ils pas qu'un besoin se fait sentir: celui de trouver encore une autre source à cet effet ?"12 Aussi bien, délaissant cette série de questions comme, d'ailleurs, la tentation d'interpréter une oeuvre témoin, j'ai choisi d'observer la spécificité du rapport entretenu par l'artiste avec son spectateur. C'est-à-dire qu'il s'agit d'analyser la nature de l'effet escompté sur le regardeur. Et ceci à travers une forme d'art particulière, réfléchissant un secteur notable de la production actuelle : le tératologique. III. L'archaïque : entre dépense et pensée "T exte du temps" féroce et ravageur, "marque" de l'incontournable "castration humaine"13, la laideur a eu souvent partie liée avec le monstrueux, entendu comme le sceau énigmatique de l'impouvoir14. Mais le tératologique a-t-il toujours pris l'aspect qu'il revêt actuellement ? Au sein des oeuvres chantant la difformité du chimérique, la relation de l'artiste à l'objet de son désir recevrait-elle aujourd'hui un traitement inédit ? Dans l'hypothèse d'une solution de continuité, qu'inférer du statut de l'artiste : toujours maître des transgressions les plus audacieuses, narguant privations et mutilations, ou étrange héros proposant quelque accablante descente aux enfers ? Six constantes me paraissent animer le tératologique contemporain. Les repérer devrait servir à mettre en évidence les harmoniques du retentissement escompté sur le spectateur. Le souci d'une typologie valant comme index va donc l'emporter sur le terreau des exemples élus. C'est dire que mes exemples auraient pu être autres. L'efficacité a toujours été le critère de mon assortiment où des personnes connues voisinent avec des créateurs moins remarqués. En conséquence, j'ai chaque fois privilégié une incontestable intensité 1. Un retour à l'archaïque Choix du matériau, sorte de pigments, traitement du médium font référence à un élémentaire sale Prenons A. Rainer. Il présente un monstrueux macabre. T ransformant des masques mortuaires qu'il rehausse de couleurs ou qu'il retravaille au trait, ce peintre suisse invente un fabuleux atroce: il livre la photo du mort et sa transgression sauvage. La gageure semble bien être de s'ancrer sur l'effigie de la charogne (cf. Hell, 1973). Avec Hermann Nitsch (1985) et le groupe viennois pratiquant le body-art, il y a surenchère : c'est l'homme lui-même, nu et recouvert de sang animal, qui est présenté, écartelé comme un quartier de boeuf. Ce monstre suant le sang chaud, ruisselant l'invective, gémissant de tristes mélopées, provoque, dans l'assistance des spectateurs attirés par ces rituels subversifs, une fascination féroce. C'est la palette de couleurs qui, chez Dado ou chez Bacon, semble significative. T eintes pastel (Dado) ou teintes mélangées comme salies expressément (Bacon), les couleurs paraissent avoir subi une décoloration. Peintre de l'excès, de la violence, de l'immédiat, Dado provoque le corps dans une fête du vif. T out chez lui est écorchement. A côté d'une écriture acérée, précise, nerveuse, sa palette offre des teintes délavées, transformant un monde de la peur et du cri, un monde de la chair ravinée et de la terreur concentrationnaire, en un univers où, comme le proclamait Artaud, "la vie pue". C'est une réelle nausée que l'artiste transmet à la faveur de ses embryons purulents, de ses intestins moisis, de ses ligaments atrophiés, de ses tibias pelés, de ses architectures recouvertes d'une lèpre vénéneuse (cf. Grande Police végétale, 1965). Quant à Bacon, soucieux d'introduire l'aléatoire au sein d'oeuvres décrivant la tragédie du quotidien, il utilise des brosses trop épaisses pour faire déraper la couleur, et des chiffons propres à étaler uploads/s3/ gagnebin-m-en-esthetique-quel-place-psychanalyse.pdf
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- Publié le Jul 12, 2021
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