72 Dossier - Habiter Fictions urbaines Entretien avec Sylvie Blocher et Françoi

72 Dossier - Habiter Fictions urbaines Entretien avec Sylvie Blocher et François Daune du collectif Campement Urbain Depuis plus de dix ans, le collectif Campement Urbain élabore des dispositifs artistiques permettant d’inventer collecti- vement de nouvelles « fictions urbaines » qui reconfigurent localement l’espace public. Le point de départ de ces dispositifs est volontairement précaire : quelques questions envoyées aux habitants par cartes postales, des ateliers de quartier , l’élaboration d’un projet autour d’un « objet de solitude ». Le sens du dispositif tenant moins à son originalité qu’à sa capacité à générer des fictions collectives, construites sur quelques mois ou plusieurs années par les habitants du quartier , les associations et les institutions. En 2001, le projet Je et Nous propose aux habitants des Beaudottes, à Sevran, de concevoir un « espace de solitude ». Le projet, mené sur trois ans, se redéfinit constamment en fonction des questions qu’il soulève : quelle forme architec- turale donner à une pièce de solitude ? Quel sens peut avoir un espace laïc de recueillement ? Qui gèrera le lieu ? Qui gardera les clefs ? Loin de toute utopie moderniste comme de toute forme d’interventionnisme social, Sylvie Blocher et François Daune, initiateurs du collectif, reviennent ici sur ces interventions singulières qui redonnent un sens éminemment politique à certaines valeurs inactuelles : l’incertitude, la dilapidation du temps, la non productivité, l’imagination collective, les « trésors de rien ». Vous définissez Campement Urbain comme un « collectif à géométrie variable » dont l’objet principal est la « création de dispositifs artistiques pour expérimenter de nouvelles fictions urbaines ». Pouvez-vous en préciser le fonctionnement ? François Daune : Campement Urbain est animé par un désir de déspécialisation de ses membres : que personne ne soit propriétaire de son champ de savoir et de pratique, que n’importe qui dans le collectif puisse prendre la place de l’autre, se mettre dans son champ et y pratiquer avec toute sa candeur ou son inexpérience. L’idée de « fiction urbaine » doit permettre une production de sens, et celle-ci ne peut s’effectuer que si elle est partagée, transformée, déformée, traduite, rebricolée par chacun. Le collectif peut changer de configuration à chaque nouveau projet, en fonction du lieu et des rencontres qu’il suscite. Dans nos domaines d’action spécifiques — l’art chez Sylvie, l’architecture et l’urbanisme pour moi —, on est automatiquement enchaîné à une logique de prestations et de commandes qui rend irrecevable la façon dont on pourrait poser ces questions, et interdit toute approche transversale. Nous avions le Projet « Je et Nous » Campement Urbain, 2003 Réunion avec les habitants de Sevran- Beaudottes Biennale de Venise 2003 74 Dossier - Habiter sentiment de ne jamais pouvoir aborder certaines questions fondamentales, qui engagent le sens de nos pratiques. Sylvie Blocher : On est obsédés par l’idée de créer du mouvement. Les institutions artistiques françaises sont figées par l’expertise. Le seul moyen de sortir de cette paralysie, c’est de déplacer , de changer radicalement le point de vue, d’aller voir du côté des « trésors de rien », ou des « riens friables » comme disait Deleuze. C’est fatigant, déstabilisant, mais en même temps ça ouvre des possibles qui nous ont nous-mêmes étonnés. S’agit-il d’imaginer d’autres façons d’habiter la ville, de réfléchir avec les habitants à des solutions qui pourraient améliorer des situations données ? S. B. : Dans notre travail avec les habitants, nous ne sommes pas là pour réparer quelque chose et nous ne nous présentons pas comme des travailleurs sociaux. J’insiste sur ce point car il nous est arrivé d’être violemment attaqué par des modernistes du milieu artistique français, nous traitant de « Mère Teresa » — ce qui prouve à quel point les liens entre les décideurs et les habitants sont coincés par une doxa et Sylvie Blocher pour Campement Urbain Extraits vidéo 55’ Tournée avec 100 habitants du quartier de Sevran-Beaudottes 75 Entretien avec Campement Urbain combien un certain modernisme s’est coupé du monde. Nous pensons pour notre part que le dispositif artistique ouvre des portes, perturbe les habitudes et que l’art, même si on nous dit le contraire, possède encore un énorme pouvoir d’imaginaire et de déplacement. F. D. : Il permet de toucher n’importe qui, à n’importe quel niveau, sans avoir jamais à légitimer la place à partir de laquelle on le fait. On peut ainsi interpeller les gens, des plus riches aux plus pauvres, avec les éléments de langage les plus élémentaires ou les plus raffinés. S. B. : Je le vis dans mon propre travail d’artiste dans lequel j’essaie de remettre en cause l’aspect autoritaire de la modernité, pour travailler le partage de l’autorité. Avec les gens que je filme aux quatre coins du monde, j’utilise des règles de tournage qui permettent aux personnes filmées d’échapper à leur propre contrôle social, de mettre à vue une part invisible d’eux-mêmes. Je filme aussi bien des chauffeurs taxis illégaux de Toronto, des habitants du même HLM à Düsseldorf, des gens de la même ville à Bruxelles, que des multimillionnaires de la Silicone Valley, ou des joueurs d’une équipe connue de football américain. Des gens qui ne pourraient jamais se rencontrer dans le réel, mais qui finalement se côtoient dans le champ de l’art1. Une « communauté avouable ». Je m’intéresse à la responsabilité esthétique, et en ce sens je me sens très proche d’un Dan Graham. Ce sont toutes ces rencontres qui m’ont donné envie de créer Campement Urbain. Je crois que cette responsabilité esthétique peut enclencher un processus d’émancipation. Qu’entendez-vous par émancipation ? F. D. : La capacité de se détacher d’un certain nombre de contingences et d’échafauder collectivement quelque chose qui est de l’ordre de la fiction. Cette fiction n’a d’ailleurs pas nécessairement besoin de se matérialiser : le seul fait de l’élaborer collectivement suffit souvent à modifier les rapports au sein d’un groupe. Mais ce n’est possible que si l’on est vraiment dans une logique de partage des responsabilités, et si on ne se contente pas d’« insérer » simplement les gens dans une histoire à laquelle ils resteront toujours extérieurs. Le dispositif qu’on propose au départ est toujours un dispositif minimal, une proposition qui semble de prime abord absurde, insensée, qui reste entièrement à construire. Et à partir de là, rapidement, l’ensemble des participants se projette dans un futur , et définit autre chose. On n’est dès lors plus dans le registre de la plainte, du subi lié aux difficultés sociales que les gens vivent ; très vite on plonge dans celui de l’action, de la détermination de quelque chose qui n’est pas un retranchement mais un déplacement, et tout le monde se déplace. Il faut préciser aussi qu’on ne travaille jamais par vote. Un jour , un habitant nous a fait un joli compliment, il nous a dit qu’on était un modèle de société anarchiste, parce qu’on ne fabriquait jamais de minorité. C’est pour cela que ce travail est immensément long : on argumente sans cesse, et le jour où il y a une très bonne idée tout le monde se plie, se range derrière cette idée. Ça ne veut surtout pas dire qu’elle est définitive : il suffit qu’il y en ait une meilleure à un autre moment pour qu’elle soit remise en cause. 76 Dossier - Habiter à cela s’ajoute le temps qu’exige la familiarisation de chacun au discours de l’autre. Par exemple, certaines femmes africaines utilisaient la structure du conte ; c’est un mode de raisonnement dont on n’a pas du tout l’habitude et qui demande un certain temps d’apprentissage… S. B. : La temporalité dans laquelle on travaille est celle d’un temps dilapidé : l’inverse de celui du libéralisme qui exige l’efficacité immédiate. L’élaboration de dispositifs artistiques est l’un des rares endroits de la société, peut-être le seul, où l’on peut encore dilapider le temps collectivement. Dilapider du temps, cela veut dire passer des heures sur un truc qui sera peut-être balayé après en trente secondes ; c’est aussi accepter l’idée qu’il faut qu’il y ait perte de temps pour que quelque chose d’autre arrive, affleure à la surface et qu’un déplacement soit rendu possible. Ce temps dilapidé et ce recours à la fiction étaient déjà présents dans le premier projet de Campement Urbain en 1997, à Grande Synthe, près de Dunkerque. En quoi consistait le projet ? Quels éléments vous avaient attirés dans cet environnement urbain ? S. B. : Grande Synthe est une ville industrielle créée dans les années 1960, ravagée par la crise sidérurgique des années 1980, qui décolle à nouveau depuis les années 1990 grâce aux usines d’aluminium. C’est une ville où l’on ne trouve que des tours et des barres, sans pôle central : en 1997 on comptait une vingtaine de panneaux qui indiquaient le centre ville et à chaque fois qu’on les suivait, on n’arrivait nulle part ! Comme la ville se redressait économiquement, la mairie voulait qu’il y ait enfin « un vrai centre ». Elle avait donc fait un appel à projet d’urbanisme pour créer « uploads/s3/ geste-05-habiter-campement-urbain.pdf

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