HESSE Lettre , . . . a ·un Jeune artIste Traduit de l'allemand par Edmond Beauj
HESSE Lettre , . . . a ·un Jeune artIste Traduit de l'allemand par Edmond Beaujon Avec une postface de Lionel Richard Ill ustrations de. Laurent Parient y tDITIONS MILLE ET UNE NUITS Text.e intégral. Titre original: Br;"! an einenjunge .. Künstler. Lettrè extraite de Ausgewiihlte Briefe @Suf!rkamp Verlag, Frandort-sur-Ie-Main, 1951, 1959, 1964. Cl Calmann-Lévy, Lettres (7900-7962), 1981, pour la traduction française @ 5ditions Mille et une nuits, mai 1994 pour la postface.et les illustrations. ISBN: 2-910233-35-9 Sommaire Herman Hesse Lettre à un jeune artiste page 7 Lionel Richard La clé du bonheur n'est qu'en soi-même page 23 Vie de Herman Hesse page 35 Repères bibliographiques page 47 H·ESSE Lettre à un jeune artiste Lettre à un jeune artistè A un jeuue artiste 5 janvier 1949 Cher J. K., Merci pour ton message de Nouvel An. Il est triste et déprimé et je ne comprends cela que trop bien. Cependant, il y a aussi cette phrase où tu te dis hanté par l'idée qu'un sens et une mission ont été assignés à ta personne et à ta vie et tu souffres de n'avoir pas révélé ce sens ni rempli cètte tâche. Voilà qui est encourageant malgré tout, car c'est lit téralement vrai et je te prie de te rappeler et de méditer de temps en temps les quelques remarques que je vais faire à ce sujet. Ces réflexions ne sont 9 HESSE pas de moi, elles sont vieilles comme le monde et appartiennent à ce que les hommes ont exprimé dú plus positif sur eux-mêmes et sur leur mission. ,. Ce que tu fais dans la vie, je veux dire non seule- ment comme artiste, mais aussi en tant qu'homme, époux et père, ami, voisin, etc., tout cela s'apprécie en fonction du «sens» éternel du monde et ,d'après les critères de la justice éternelle, non par référence à quelque mesure établie, mais en appliquant à tes actes ta propre mesure, unique et personnelle.· Quand Dieu te jugera, il ne te demandera pas : «As-tu été uri Hodler, un Picasso, tin Pestalozzi, un Gotthelf? » Il te demandera en revanche : «As-tu été et es-tu réellement le J. K. en vue duquel tu as hérité cer taines dispositions?» Questionné de la sorte, aucun homme n'évoquera jamais sans honte et sans effroi son existence et ses errements; tout au plus pourr a t-il répondre: «Non, je n'ai pas été cet homme, mais je' me suis du moins efforcé de le devenir dans la mesure de mes forces.» Et s'il peut le d:ii e sincère ment, il sera alors justifié et sortira vainqueur de l'épreuve. . ., ' Si tu es gêné par des images telles que «Dieu» ou «juge éternel», tu peux tranquillement les laisser de côté, car elles importent peu. La seule chose qui compte, c'est le fait que chacun de nous est le dépo sitaire d'un héritage et le porteur d'une mission; 10 LETTRE À UN JEUNE ARTISTE chacun de nous a hérité de son père ·et de sa mère, de ses nombreux ancêtres, de son peuple;. de sa langue certaines particularités bonnes ou mau vaises, agréables ou fâcheuses, certains talents et certafus défauts, et tout cela mis ensemble fait de nous ce que nous sommes, ceÙe- réalité unique dénommée J. K. en ce qui te concerne. Or, cette réa lité unique, chacun de nous doit la faire valoir, la vivre jusqu'au bout, la faire parvenir à maturité et finalement la restituer 1ans un état de ·perfection plus ou moins avancé. A ce propos, on peut citer des exemples qui laissent une impression ineffa çable et qu'on trouve en abondance dans l'histoire universelle et l'histoIre de l'art. Ainsi, comme on le' voit dans beaucoup de contes de fées, il y a souvent un personnage qui est l'idiot de la famill e, le bon à rien, et il se trouve que c'est à lui qu'incombe le rôle principal et c'est précisément sa fidélité à sa propx:e nature qui fait paraître médiocres, par comparai son, tous les individus mieux doués que lui et favo- risés par le succès. . C'est ainsi qu'au commencement du siècle der nier vivait à Francfort la famille Brentano, riche en individualités supérieurement douées. Sur la ving taine d'enfants qu'elle comptait alors, deux sont célèbres aujourd'hui encore: les poètes Clemens et Bettina Brentano. Eh bien, ces nombreux frères et 11 HESSE , , , sœurs étaîent tous des gens très 'doués, intéressants, supérieurs à la moyenne, des esprits étincelants, des talents de premier ordre. Seul l'aîné était et demeura simple d'espri":et passa toute sa vie dans la maison' paternelle, paisible génie du foyer dont on ne pouvait rien faire;· catholique, il observait tous les devoirs de la piété ;' en tant que fils et frère, il se montrait patient et débonnaire et, au milieu de la joyeuse et spirituelle bande de ses frères et sœurs où l'excentricité se donnait souvent libre cours, il devint toujours plus le centre silencieux et calme de la famille, une sorte d'étrange joyau doinestique d'où rayonnaient la paix et la bonté. Ses frères et sœurs parlent de ce simple d'esprit, de cet être infantile, avec un respect, une affection qu'ils ne témoignent à personne d'autre. Donc, à lui aussi, à ce bêta, à cet idiot, il avait été donné d'avoir un sens et une charge, et il les avait assumés d'une manière plus complète que tous ses brillants frères et sœurs. Bref, lorsque quelqu"un éprouve lû besoin de jus tifier sa vie, ce n'es't pas le niveau général de son action, considérée d'un point de vue objedif, qui compte, mais bien le fait que sa nature propre, celle qui lui a été donnée, s'exprime aussi sincère ment que possible dans son existence et dans ses activités. 12 LETTRE AUN JEUNE.ARTISTE D'innombrables tentations nous détournent continuellement de cette voie; la plus forte de toutes est celle qui nous.fait croire qu'au fond, on pour rait être quelqu'un de tout à fait différent de celui que l'on est en réalité et l'on se met à imiter des modèles et à poursuivre des idéaux qu'on ne peut et ne doit pas égaler ni atteindre. C'est pourquoi la tentation est particulièrement forte pour les per sonnes supérieurement douées, chez qui elle pré sente plus de dangers qu'un simple égoïsme avec"ses risques vulgarres parce qu'elle a pour elle les appa rences de la noblesse d'âme et de la morale .. . À un certain moment de sa vie, tout jeune garçon a rêvé de conduire une voiture à cheval ou une loco motive, d'être chasseur ou général et, plus tard, de devenir un Goethe ou un don Juan; c'est une ten dance naturelle, inhérente au développeinent nor mal de l'individu et un moyen de faire sa propre éducation: l'imagination, pour ainsi dire en tâton nant, prend contact avec les possibilités du· futur. Mais la vie ne satisfait pas ces désirs et les idéaux de l'-enfance et de la jeunesse meurent d'eux mêmes. Néanmoins, 'on continue à souhaiter faire des choses pour lesquelles on n'est pas fait et l'on se tracasse pour imposer à sa propre nature des exi gences qui la violentent. C'est ainsi que nous agis sons tous. Mais en même temps, dans nos moments / 13 HESSE de lucidité intériňure, nous sentons toujours davan tage qu'il n'existe pas de chemin qui nous condui.,. rait hors de nous-mêmes vers quelque chose) d'autre, qu'il nous faut traverser la vie avec les apti-' tudes et les insuffisances qui nous sont propres et strictement personnelles et il nous arrive alors par fois de faire quelque progrès, de réussir quelque chose dont nous étions jusque-là incapables et,.pour un instant, sans hésiter, nous nous approuvons nous-mêmes et nous sommes contents de nous. Bien sûr, ce contentement n'a rien de durable; cepen dant, après cela, la part la plus intime de notre moi ne tend à rien d'autre qu'à se sentir croître et mûrir naturellement. C'est à cette seule condition que l'on peut être' en harmonie avec le monde et s'il nous est rarement accordé, à nous autres, de connaître cet état, l'expérience qu'on en peut faire sera d'autant plus profonde. ' En rappelant la mission confiée à tout individu et qui diffère· pour chacun d'eux, je ne dois pas oublier que je ne songe pas du tout à ce que les dilettantes de l'art, jeunes ou vieux, appellent la défense et l'affirmation de leur individualité et de leur originalité. Il va de soi qu'un artiste, lorsqu'il fait de l'art sa profession et sa raison d'être, doit commencer par apprendre tout ce qui peut être appris dans le métier; il ne doit pas croire qu'il 14 LETTRE À UN JEUNE ARTISTE devrait esquiver cet apprentissage à seule fin de ménager son originalité et sa précieuse personna lité. L'artiste qui, dans l'exercice de son art, se dérobe à la nécessité d'apprendre et de peiner dure ment aura la même attitude dans la vie; il ne 'sera équitable ni envers ses amis, ni envers les femmes, ni à l'égard de ses enfants et de la ,communauté uploads/s3/ hermann-hesse-lettre-a-un-jeune-artiste.pdf
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- Publié le Mai 08, 2022
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