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10/7/21, 4:37 PM Pour une esthétique de la charogne | Cairn.info https://www.cairn.info/revue-la-pensee-ecologique-2018-1-page-d.html 1/21 Pour une esthétique de la charogne Hicham-Stéphane Afeissa Dans La Pensée écologique 2018/1 (N° 2), pages d à Article Au cœur du laboratoire de la décomposition ue se passerait-il si, au lieu de lutter comme nous le faisons quotidiennement contre le pourrissement de nos denrées alimentaires, nous décidions de laisser le processus se dérouler jusqu’au bout ? Telle est l’étrange et fascinante expérience qui a été conduite dans le zoo d’Edimbourg par des scientifiques anglo- saxons au cours de l’été 2011, laquelle a donné lieu à un documentaire diffusé par la BBC sous le titre de After Life: The Strange Science of Decay. L’entomologiste George McGavin et son équipe eurent l’idée de reproduire une cuisine et un jardin, remplis de victuailles pour quatre personnes, en les laissant à l’abandon dans un cube de verre hermétique appelé la Rot Box, en prenant bien soin d’y introduire également tous les éléments nécessaires à la décomposition. Sous l’œil d’une demi-douzaine de caméras et de toute une batterie de microscopes, les différentes phases de la putréfaction des matières organiques ont pu ainsi être observées pendant deux mois, et notamment la prolifération des bactéries et des moisissures. 1 Q Sitôt la porte de la Rot Box refermée, des armées de décomposeurs et de recycleurs se sont mises au travail. Les bactéries, de la famille des Pseudomonadaceae, bien connues dans les milieux hospitaliers pour leur responsabilité dans la formation de la plupart des infections nosocomiales, firent, les premières, leur apparition. Au cours de leur œuvre de biodégradation, elles recouvrèrent les denrées alimentaires d’un biofilm leur permettant d’adhérer à leur matériau, de proliférer tout en détruisant l’intégrité des tissus de l’hôte. Ce sont elles qui secrètent d’ordinaire ces coloris si 2 10/7/21, 4:37 PM Pour une esthétique de la charogne | Cairn.info https://www.cairn.info/revue-la-pensee-ecologique-2018-1-page-d.html 2/21 caractéristiques de la décomposition que sont le bleu-vert (la pyocyanine), le jaune- vert fluorescent (la fluorescéine) et le brun-rouge (le pyorubine), et qui produisent cette forte odeur aromatique de fleur de seringa aisément reconnaissable. Puis vinrent les moisissures – ces champignons filamenteux polyphages capables de décomposer n’importe quoi. Une lutte de pouvoir opposa très vite deux types de champignons saprophytes pour la prise de possession des aliments : d’un côté, le Penicillium – ferment universel de décomposition, qui préside à toutes les fermentations, dont les colonies, duveteuses ou poudreuses, sont généralement vertes ou bleues ou plus rarement blanches, et dont l’on sait que certaines espèces sont bonnes pour la santé des êtres humains et à ce titre cultivées au niveau industriel pour la fabrication des fromages (Penicillium roqueforti, Penicillium camembertii), pour la production de métabolites tels que les antibiotiques (Penicillium notatum, Penicillium chrysogenum), l’acide gluconique (Penicillium purpurogenum), et de nombreuses mycotoxines (citrioviridine, griséofulvine, patuline, pénicilline, roquefortine, etc.) ; de l’autre, l’Aspergillus, de couleur glauque (vert ou bleu pâle, et parfois blanc), se présentant sous la forme de revêtement floconneux, très nuisible à la santé puisqu’il est associé à un grand nombre d’irritations et d’inflammations, d’allergies, d’infections fongiques, et est généralement tenu pour l’agent principal de l’aspergillose. 3 Les insectes nécrophages prirent ensuite le relais, en se succédant au cours du temps en fonction du stade de décomposition, selon un ordre déterminé correspondant à ce qu’il est convenu d’appeler les « escouades » : diptères, coléoptères, lépidoptères, hyménoptères. Les insectes nécrophores cohabitèrent bien vite avec les insectes nécrophiles, lesquels, comme on le sait, ne se nourrissent pas de la matière organique en décomposition, mais des insectes nécrophages eux-mêmes, avec primauté des larves des mouches déposées dans les orifices et les plis humides de la chair que certains parasites viennent piquer pour y pondre des œufs, lesquels se développent, sortent et dévorent les asticots avant que ceux-ci aient le temps de se transformer en pupes. 4 On distingue d’ordinaire en Europe centrale huit escouades qui se succèdent théoriquement sur le cadavre. La première escouade ne comporte que des diptères (calliphoridés et muscidés, dont la mouche domestique), qui apparaissent immédiatement après la mort et pondent un grand nombre d’œufs. Dès que l’odeur cadavérique est émise, d’autres diptères, constituant la deuxième escouade apparaissent et pondent à leur tour (sarcophagidés et calliphoridés). La troisième escouade apparaît avec la fermentation butyrique qui engendre le rancissement des graisses, c’est-à-dire trois à six mois après la mort ; elle comprend des dermestidés et des pyralidés. La quatrième escouade se manifeste à la fin de la fermentation butyrique : les diptères tels que les mouches du fromage (piophilidés) arrivent alors sur la charogne, tandis que les liquides putrides qui s’en échappent sont colonisés par les larves d’autres diptères, dont des drosophilidés et des syrphidés. Les mouches 5 10/7/21, 4:37 PM Pour une esthétique de la charogne | Cairn.info https://www.cairn.info/revue-la-pensee-ecologique-2018-1-page-d.html 3/21 L’art de la décomposition et les coléoptères de la cinquième escouade apparaissent au moment de la fermentation des matières protéiques et assurent l’étape d’ammonification. Après dessiccation complète du cadavre, la sixième escouade, formée de population d’acariens Astigmata, absorbe les dernières « humeurs » et contribue de ce fait à la momification. Les deux dernières escouades comprennent des coléoptères (attagènes, anthrènes) et des papillons (tinéidés), qui se nourrissent de peau, de poils et de chairs desséchées. Après leur passage, le cadavre est squelettisé, et peut encore intéresser des carnivores et des rongeurs. En unissant leurs forces, tous ces décomposeurs vinrent rapidement à bout des denrées alimentaires laissées à l’abandon dans la Rot Box. D’un rat mort déposé sur la terre du jardin attenant à la cuisine, les nécrophores, après l’avoir intégralement enseveli en moins de douze heures pour le soustraire aux autres insectes et pouvoir ainsi mieux s’en repaître, ne dédaignèrent que le crâne et la mâchoire inférieure. De la carcasse d’un cochon entier préparé pour un méchoui, les mouches ne laissèrent, au bout de quelques semaines de festin, qu’un corps démembré en lambeaux. « Rien n’illustre mieux le pouvoir transformateur de la décomposition, déclare Georges McGavin au cours des quelques entretiens qui ponctuent le documentaire, que des mouches qui mangent une carcasse. Ses larves ont dévoré le cochon, elles ont mangé toute la viande. Il ne reste que la graisse et les os. Et ce qui était autrefois un cochon vole maintenant dans cette pièce [sc. après transformation des larves en mouches]. Comme quoi les cochons savent voler ! » 6 Nonobstant ce trait d’humour, force est de reconnaître que le spectacle de la décomposition soulève littéralement le cœur, comme en témoignent d’ailleurs éloquemment les différents visiteurs du zoo d’Edimbourg venus observer à travers les parois vitrées de la Rot Box les manifestations de la pourriture avec une curiosité mêlée d’horreur, et qui répriment difficilement un mouvement de convulsion lorsqu’un échantillon des relents dégagés par les matières putréfiées leur est donné à humer. Le spectacle de la pourriture apparaît intrinsèquement répugnant. Tout ce qui grouille, ce qui fourmille, se désagrège, adhère, s’agglutine, pullule, ondoie, est voué à inspirer du dégoût. Par quelle improbable opération de transfiguration ou de sublimation pareil spectacle pourrait-il présenter le moindre attrait esthétique ? Oserait-on parler d’une esthétique de la pourriture, voire d’une esthétique de la charogne, en se référant, non pas à telle ou telle représentation stylisée qu’un artiste pourrait en donner, mais à la réalité des processus naturels de décomposition dans ce qu’ils ont de plus cru et d’insoutenable à la vue comme à l’odorat ? 7 C’est pourtant ce pari qui semble avoir été fait dans l’adaptation française du documentaire de la BBC, lequel a étonnamment été traduit par L’art de la décomposition. Ce qui nous était présenté dans la version anglaise comme relevant de 8 10/7/21, 4:37 PM Pour une esthétique de la charogne | Cairn.info https://www.cairn.info/revue-la-pensee-ecologique-2018-1-page-d.html 4/21 la science, et même d’une science prudemment qualifiée d’étrange, nous est donné dans la version française comme ressortissant à l’art, sans autre qualification, en suggérant par-là que ce que la science nous révèle sur les processus de décomposition et de recyclage à l’œuvre dans la nature constitue en soi une forme de beauté naturelle, tout aussi digne d’admiration dans le registre de la mort que les plus belles réalisations de la nature dans l’ordre de la vie et de l’évolution des espèces, pour cette raison essentielle que les deux sont intimement liés et complémentaires l’un de l’autre, unis l’un à l’autre comme les deux phases d’un même cycle. Si la nature est artiste dans son œuvre de mort, c’est en raison de sa prodigieuse capacité à réutiliser sans cesse les mêmes éléments tout en se renouvelant, à recycler les nutriments issus de la décomposition et à faire du neuf avec du vieux. À bien y regarder, il apparaît donc que la nature n’est pas moins inventive, prodigieuse et admirable dans son œuvre de destruction que dans son œuvre de régénération, et qu’elle est partout portée par un seul et même élan de vie même et peut-être surtout lorsqu’il en va de transformer la mort en substance nourricière. Le dégoût et le mouvement de convulsion ressentis en un premier temps face au spectacle de uploads/s3/ pour-une-esthetique-de-la-charogne-cairn-info 1 .pdf
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- Publié le Jui 29, 2022
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