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Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 1 1/14 Fondation Louis Vuitton : les vigiles racontent l’enfer du décor PAR KHEDIDJA ZEROUALI ARTICLE PUBLIÉ LE MERCREDI 16 MARS 2022 © Khedidja Zerouali Sous les verrières de la Fondation Louis Vuitton, des tableaux flamboyants et des agents de sécurité peu considérés. Les vigiles racontent l’enfer du décor: des journées de 12heures à rester debout, avec la consigne de rester statiques, des malaises à répétition et une surveillance de chaque instant. Les grands murs de 17 mètres de haut, d’un blanc immaculé, sont recouverts de quelques-uns des chefs- d’œuvre de Maurice Denis. Ils représentent Psyché qui tombe amoureuse de Cupidon dans la volupté du lit nuptial. La galerie est baignée dans une lumière qui fait honneur au peintre français et dans des mélodies interprétées par l’orchestre du Festival baroque de Boston ou la philharmonie de Berlin. À propos de sa fondation, dont la construction a coûté quelque 790millions d’euros, le PDG de LVMH, Bernard Arnault, ne se prive pas d’être humble en assurant que «c’est un cadeau fait à la France». Et le président de l’époque, François Hollande, d’assurer que «son succès sera celui de la France tout entière». Habillés d’une cravate rouge, d’une chemise blanche, d’un pantalon de costume noir qui cache souvent des bas de contention, les agents de sécurité sont pareils aux personnages flamboyants de Maurice Denis, complètement immobiles. Ils ne croisent pas les bras, ne fourrent pas leurs mains dans leurs poches, ne s’adossent pas. Le standing LVMH l’interdit. Ils sont, en moyenne, une centaine par jour et restent ainsi, debout et arrêtés, pendant la totalité de leurs journées de travail qui durent jusqu’à 12heures. Alors que de larges bancs sont présents dans chaque galerie pour que les 6000 visiteurs quotidiens puissent se reposer et contempler, aucun poste assis n’est prévu pour les agents de sécurité salariés par le sous-traitant Goron (ou par les autres sous-traitants minoritaires dont Aris, Securinium, Delta Team ou Wsecurite).«Les agents sont positionnés aux endroits les plus adaptés pour une surveillance efficace des œuvres,se défend le président de Goron, Éric Chenevier. La position debout est requise pour permettre une vision au même niveau que celui du public.» Exposition Morozov, à la Fondation Louis-Vuitton, en février 2022. © Khedidja Zerouali Ce qui ne manque pas d’étonner les visiteurs dont les mots laissés sur le livre d’or sont régulièrement adressés aux agents: «Rester debout sans bouger, c’est un supplice», signe MF. «Comment peut-on prétendre aimer l’art quand on ne prend pas soin des êtres humains avec qui on travaille», ajoute un autre visiteur sans signer. «La station debout ne change rien quant à la vigilance», complète Claude. Moctar S. a commencé à travailler à la Fondation Louis Vuitton, pour le compte de Goron, à partir d’octobre 2018. Il effectuait un mi-temps pour financer ses études: «Après la formation, j’ai déposé ma candidature et on m’a rappelé deux jours plus tard.» Ravi, l’étudiant étranger a découvert Basquiat et l’art contemporain mais il se souvient surtout d’avoir déchanté très rapidement: «Si tu es debout, que tu es fatigué, tu peux faire genre que tu cherches quelque chose pour circuler un peu même si c’est interdit. Sinon, tu dois rester statique, à côté de l’œuvre. Ce sont les consignes.» Et cela pour un salaire bien maigre. Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 2 2/14 Au grand dam de Luc*, qui a exercé à la fondation pendant plus de trois ans, pour le compte de Goron: «La Fondation Louis Vuitton demande des prestations poussées, forcément, c’est du luxe. Mais Goron ne paye pas au niveau de la prestation demandée. Pas de prime de difficulté, même quand on reste 12heures debout, en plein soleil ou dans le froid si vous êtes en poste à l’extérieur, comme c’était souvent le cas pour moi.» Pierre, ancien agent de sûreté pour le compte de Goron Et le sous-traitant de préciser que ses agents sont payés «35% au-dessus du Smic avant même le paiement des diverses valorisations conventionnelles et éventuelles heures supplémentaires». Or, les heures supplémentaires ne sont pas payées à la fin du mois mais sont modulées, lissées… Un système qui donne plus de libertés à l’employeur mais qui fait fondre les majorations et donc, les salaires. Lors d’une nocturne de février 2022, pendant laquelle la collection russe des frères Morozov est à visiter jusqu’à 23heures, les agents ne s’autorisent qu’à échanger quelques brefs mots avec les visiteurs et s’excusent de devoir rester attentifs à ce qui se dit dans leurs radios. Entre le tumulte des vagues de la mer aux Saintes-Maries peintes par Vincent van Gogh et le calme de la baie de Naples représentée par Albert Marquet, l’agent à la cravate rouge regarde rapidement sa montre, replace son masque et, pendant les longues minutes où nous resterons sur le banc, ce seront ces deux seuls gestes. Un turn-over important Pierre* n’a pas supporté. Avant même de finir sa journée de travail, il a abandonné son poste. «Je fais 1,94m, 85kg et des vacations pour rester comme une plante, c’est pas ma came. Je travaille depuis sept ans dans la sécurité et c’est la première fois que je pars au bout d’une matinée. La Fondation Louis Vuitton doit mettre la pression sur Goron qui met la pression sur les agents, au lieu de faire tampon.»Albert*, lui, continue d’endurer. «C’est difficile et je ne suis pas le seul à le dire. On est debout au minimum 7heures, parfois 11heures. On ne peut pas s’adosser, ils sont stricts. Il y a beaucoup de privations. J’essaye de résister jusqu’à la retraite mais c’est dur.» Younes*, qui a travaillé à temps partiel pendant trois mois pour le compte de Goron, se rappelle aussi de douleurs régulières et de l’impossibilité d’une contestation collective: « Vous n’avez même pas le droit de parler ou quoi que ce soit. Vous faites les 12heures, vous partez, salam aleykoum. Il n’y a personne qui va vous écouter ou quoi que ce soit.» Depuis qu’il a commencé sa mission à la Fondation Louis Vuitton, Idriss* a régulièrement mal au dos. D’autres racontent les genoux qui lâchent, les maux de tête ou les courbatures régulières. « Il y avait beaucoup de turn-over, beaucoup d’agents abandonnaient parce que c’était dur physiquement», poursuit Luc. Pour les agents en galerie, l’immobilité et l’hypersurveillance. Pour ceux en extérieur, des vacations debout sous toutes les températures. Et quand le soleil se faisait de plomb, ceux-ci avaient parfois du mal à obtenir des bouteilles d’eau, comme en témoigne Marc: «L’été, il faut entamer d’interminables négociations avec la direction de la Fondation Louis Vuitton pour une bouteille d’eau sur poste et retirer sa veste, car les agents extérieurs sont en costume trois-pièces, manches longues, tout au long de l’année et même lorsque les températures sont caniculaires et dépassent les 30degrés.» De son côté, le président de la société de sécurité affirme que nos questions au sujet du turn-over ne constituent qu’une «affirmation purement gratuite, le turn-over est dans la moyenne voire inférieure à celui de la profession». La Fondation Louis Vuitton reprend les éléments de langage de son prestataire sans Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 3 3/14 qu’aucune réponse précise ni chiffrée ne soit faite, malgré nos relances pour obtenir de la part du musée de LVMH des réponses plus factuelles. Exposition Morozov, à la Fondation Louis-Vuitton, en février 2022. © Khedidja Zerouali En ce qui concerne les bouteilles d’eau, Goron ajoute que «pour des raisons évidentes de sécurité, dans tous les musées du monde, il est interdit de boire, consommer ou même détenir une bouteille près des œuvres exposées. Les agents peuvent normalement se désaltérer pendant leurs différentes pauses en dehors des salles d’exposition». Des douleurs musculaires et des malaises Parfois, les douleurs vont jusqu’à mener les agents au PC incendie, où ils sont pris en charge. Selon les documents que nous avons pu obtenir, du 25septembre au 21décembre 2021, à au moins vingt reprises, des agents de sécurité se sont rendus au PC incendie pour une prise en charge. Parmi ces 20cas, deux sont des douleurs liées aux menstruations, un est un simple cas de griffure, tous les autres sont des cas de malaises ou de très grandes fatigues qui se manifestent toujours de la même manière: envie de vomir, maux de tête, vertiges, difficultés à respirer. De la même manière, les prises en charge se sont multipliées en février 2022. En quinze jours à peine, du 12 au 27février, au moins six agents ont signé une décharge de responsabilité, sont rentrés chez eux ou ont été accompagnés par les secours. L’une se plaignait d’avoir mal à la hanche, au pied gauche, d’avoir du mal à marcher: le médecin lui a conseillé d’aller à l’hôpital. L’autre, âgé de 64ans, a eu des palpitations, une vision trouble avant de faire un malaise. L’un, âgé de 50ans, avait mal aux pieds, aux épaules. Interrogé sur ces malaises, Goron botte en touche, estimant que nos questions sont des «affirmations infondées» et précisant qu’«après vérification, nous avons uploads/s3/ magazine-mediapart-du-16-et-17-mars-2022.pdf

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