Séminaire doctoral commun Paris 1 – Paris IV 2011/2012 1 Questionner la notion

Séminaire doctoral commun Paris 1 – Paris IV 2011/2012 1 Questionner la notion d’artiste au confluent de deux cultures : Hàm Nghi (1871-1944), roi du Vietnam puis artiste en France Amandine Dabat (Paris IV) Introduction La notion d’artiste, telle qu’on la définit dans l’histoire de l’art occidentale, est corrélée à l’idée des Beaux-Arts en tant qu’art noble, par opposition à l’artisanat. Cette distinction épistémologique prend sa source dans l’histoire de l’art occidental. Mais la conception de l’artiste diffère selon les cultures. Au Vietnam, la notion d’artiste a été introduite par les Français avec la création de l’École des Beaux-Arts de l’Indochine à Hanoi, en 19241. Avant cette date, la notion d’artiste n’est pas établie. Ainsi, les artisans ne signent pas leurs œuvres. À partir de l’exemple précis de l’ancien roi vietnamien Hàm Nghi (1871-1944) qui développa sa carrière artistique une fois exilé en France (à partir de 1889), j’interrogerai ces notions d’artiste et d’artisan, afin de comprendre comment un ancien monarque vietnamien, éduqué dans la culture sino-vietnamienne confucéenne, a intégré la notion d’artiste au contact de la société française. L’étude de cet artiste, situé au croisement de deux cultures aussi éloignées, nécessite de questionner les termes utilisés, afin de ne pas appliquer des concepts occidentaux à une manière différente de penser l’artiste et l’œuvre. Dans un premier temps, nous poserons le contexte artistique vietnamien que Hàm Nghi connut avant son exil, puis nous étudierons le regard que la société française posa sur le roi déchu en tant qu’artiste. Enfin, dans une dernière partie, nous analyserons la façon dont Hàm Nghi lui-même se percevait, artiste ou artisan. Le contexte vietnamien Le roi Hàm Nghi, né en 1871, vécut éloigné de l’étiquette de la Cour jusqu’à son accession au trône. Il connut durant son enfance la vie de la population ordinaire, et a dû prendre alors connaissance des divers artisanats pratiqués au Vietnam. En 1884, à l’âge de 13 ans, Hàm Nghi fut installé sur le trône du !"i Nam, ancien nom du Vietnam actuel, que les !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 1 Nadine André-Pallois, L’Indochine : un lieu d'échange culturel ? Les peintres français et indochinois (fin XIXe- XXe siècle), thèse de doctorat, Paris : Presses de l’École Française d’Extrême-Orient, 1997. Séminaire doctoral commun Paris 1 – Paris IV 2011/2012 2 Français appelaient « Annam » depuis le début de la conquête de l’Indochine. Il reçut dès lors l’éducation littéraire et artistique des princes héritiers du !"i Nam, empruntée pour une grande part à la culture chinoise. Les sources viennent à manquer pour circonscrire avec précision la part artistique de cet enseignement. Mais Hàm Nghi a dû à la fois étudier des exemples de peinture chinoise, référence culturelle du Vietnam mandarinal2, et avoir connaissance des travaux des artisans vietnamiens présents à la Cour de Huê. Les meilleurs d’entre eux, une fois repérés par l’élite vietnamienne, étaient réquisitionnés par le palais, ou envoyés en Chine comme « tributs » à l’Empire. Les artisans brodeurs, incrusteurs, nielleurs, laqueurs, sculpteurs, ivoiristes et bijoutiers étaient regroupés dans des ateliers d’État3 et séquestrés à la Cour. Arrachés à leur pays natal (c’est-à-dire la région dont ils étaient originaires) et à leurs familles, ils travaillaient tout le reste de leur existence pour la Cour, moyennant une rétribution dérisoire4. Ceci a contribué à renforcer la recherche d’anonymat de la part des artisans vietnamiens, qui ne revendiquaient donc pas le statut d’artistes. Ainsi, les signatures sur les pièces terminées sont rares. Quand elles sont présentes, elles n’indiquent pas le nom de l’ouvrier mais reproduisent le caractère de l’atelier, marque de fabrique, qui était généralement un cachet composé de caractères Han5. Dans le Vietnam confucéen de la fin du XIXe siècle, les réalisations des artisans sont d’ordre religieux, décoratif ou utilitaire, mais l’artisan n’a pas le statut d’artiste. Une tradition picturale existe cependant, celle des estampes populaires, qui sont imprimées à partir de planches de bois sculptées6, créées notamment au moment du nouvel an vietnamien. Cet art pictural, produit par le peuple, était destiné à son propre usage. Aucune estampe n’était signée ; c’est encore le cas actuellement. Les élites vietnamiennes ne peignant pas ou très peu, la peinture chinoise est, avant la colonisation, une référence culturelle pour le Vietnam mandarinal7. La Cour de Huê ne faisait pas de distinction entre l’artiste et l’artisan, qui avait l’interdiction d’innover8. Henri Oger note : « On ne trouve pas chez le sculpteur annamite cette plénitude de qualités qui font du sculpteur européen un artiste. L’indigène n’est qu’un « praticien ». Il ignore tout du dessin. Chaque patron d’atelier possède chez lui une collection !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 2 Sy Ngoc, « Un art populaire », dans Tran Van Can, Huu Ngoc et Vu Huyen, Peintres vietnamiens contemporains, Hanoi : Fleuve rouge, 1985, p. 48. 3 Pierre Huard et Maurice Durand, Connaissance du Vi!t-Nam, Paris : École Française d’Extrême-Orient / Imprimerie Nationale, 1954, p. 143. 4 Docteur Hocquard, Une campagne au Tonkin, 1892, réédition par Philippe Papin, Paris : Arléa, 1999, p. 83. 5 Pierre Huard et Maurice Durand, op.cit., pp. 148-149. 6 Nadine André-Pallois, op. cit., p. 207. 7 Sy Ngoc, « Un art populaire », op. cit., p. 48. 8 Docteur Hocquard, op. cit., p. 83. Séminaire doctoral commun Paris 1 – Paris IV 2011/2012 3 de modèles de sujets sur des lames de bois très plates. On les reporte au pinceau et l’ouvrier se met au travail, en ne cherchant jamais à s’écarter du canon transmis de génération en génération. »9 La hiérarchie sociale plaçait l’artisan loin derrière le lettré qui, lui, jouissait d’une grande considération. Mais cette situation est propre au Vietnam. Les artisans chinois, japonais, coréens, quant à eux, signaient leurs œuvres et étaient honorés comme des « maîtres-artisans ». L’art dans le sens occidental du terme « Beaux-Arts » n’est donc pas reconnu de la part des Vietnamiens pour leurs propres productions. Les œuvres d’art ne sont pas distinguées de l’artisanat, tout comme l’artiste reste, aux yeux des Vietnamiens, un artisan. C’est donc dans le contexte d’un art vietnamien circonscrit à la conception vietnamienne de l’artisanat, dont les auteurs n’étaient pas reconnus comme artistes, et à travers l’étude de l’art pictural chinois, que Hàm Nghi reçut son éducation de prince héritier à la Cour de Huê. En juillet 1885, alors que Hàm Nghi règne depuis un an, les Français attaquent la cité impériale de Huê pour imposer le protectorat. Hàm Nghi et ses régents s’enfuient vers les montagnes du centre du Vietnam. Ils mettent en place un gouvernement de résistance contre la colonisation qui dure jusqu’en novembre 1888, date à laquelle le monarque est capturé suite à une trahison et envoyé par les Français en exil à Alger. Le roi déchu débarque en Algérie française à l’âge de 18 ans, dans un pays dont il ignore la culture et la langue. Hàm Nghi artiste : le regard de la société française Quelques mois après son arrivée en Algérie française, un officier remarque la prédisposition de Hàm Nghi pour l’art, comme le relate son interprète vietnamien, qui vécut auprès de lui les trois premières années de son exil et qui était chargé de le surveiller et de faire un rapport destiné au gouverneur général de l’Algérie. Cet extrait est daté du 15 novembre 1889 : « Son Altesse Royale a des dispositions remarquables presque innées pour le dessin (pendant cet hiver quand il faisait mauvais temps, le Prince dessinait pour se distraire et ses dessins, malgré l’ignorance de la loi de la perspective, ne manquent pas de finesse ni d’habileté). »10 !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 9 Henri Oger, Introduction générale à l'étude de la technique du peuple annamite : essai sur la vie matérielle, les arts et industries du peuple d'Annam, 1909, réédition par Olivier Tessier et Philippe Le Failler, Hanoi : École Française d’Extrême-Orient, 2009, vol. 1, p. 44. 10 Rapport au sujet de Hàm Nghi rédigé par son interprète Trân Binh Thanh, à l’intention du gouverneur général de l’Algérie entre le 10 décembre 1888 et le 15 octobre 1891. Extrait du 15 novembre 1889. Aix-en-Provence, Archives Nationales d’Outre-Mer, ALG GGA 20H11. Séminaire doctoral commun Paris 1 – Paris IV 2011/2012 4 Hàm Nghi était surveillé, mais le gouvernement français souhaitait lui rendre l’exil moins pénible, afin d’en faire un monarque pro-français, dans le cas où il aurait été amené à remonter sur le trône. Dans ces conditions, le gouvernement général d’Algérie lui proposa d’être formé à l’art par Marius Reynaud (1860-1935). Ce peintre orientaliste, né à Marseille, s’était installé à Alger en 1881. Il fut membre de la Société des Artistes Français et un peintre particulièrement connu pour ses vues du port d’Alger. Il dispensa à Hàm Nghi, à partir du mois de novembre 1889 et durant plus de quinze ans, des cours de dessin et de peinture académiques. Le roi déchu reçut donc une formation artistique française académique. Il pratiquait le dessin à la mine de plomb, le pastel et la peinture à l’huile en atelier, la peinture sur le motif et la sculpture. Ses sujets étaient des figures humaines, des natures mortes, et des uploads/s3/ questionner-la-notion-d-x27-artiste-au-confluent-de-deux-cultures-ham-nghi-1871-1944-roi-du-vietnam-puis-artiste-en-france-par-amandine-dabat-paris-iv.pdf

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