84 Ioan POP-CURŞEU Ioan POP-CURŞEU DEGRÉS DE LA REPRÉSENTATION ESTHÉTIQUE: PEIN

84 Ioan POP-CURŞEU Ioan POP-CURŞEU DEGRÉS DE LA REPRÉSENTATION ESTHÉTIQUE: PEINTURE, LITTÉRATURE, CINÉMA Abstract. The matter of this article – originally that of a seminar given at the University of Geneva in 2004-2005, and soon the subject of a book – intends to explore different degrees and manners of representation. I distinguished three degrees of representation, according to the difficulties which the artist finds in working with the specific materials (colours, words etc.): the representation of reality, of feelings, of vacuity. Then, I compared painting and literature: the first one is functioning easier at each level, but the second one has problems even in representing exterior reality through words and sentences. Things become more complicated when it comes about “copying” feelings or speaking about vacuity: the demonstration takes into account various examples: mystical texts of the Antiquity and of the Middles Ages, Baudelaire, Mallarmé, Flaubert, Beckett. In the last part of the article, I treat of cinema (Tarkovski, Andrei Rubliov), which combines manners of representation coming from painting and from literature: the profound nature of the representational phenomenon is changing on the screen. Le problème de la représentation m’a toujours semblé capital dans les arts, et tout particulièrement en littérature (art «abstrait» qui met en jeu un grand complexe de systèmes sémiotiques différents). Bien entendu, la panoplie d’objets représentés peut être extrêmement vaste, depuis les plus simples, banals, figés dans leur univocité, objets que les arts visuels sont capables – par exemple – de «copier»: qu’on se figure un peintre flamand du 17ème siècle (Jan Bruegel, Pieter Claesz, Willem Kalf, Frans Snyders), ou bien Jean-Baptiste Chardin, installé devant le chevalet, en train de peindre une nature morte. L’effort, si l’on simplifie énormément les choses, n’est pas ample: le peintre n’a autre chose à faire qu’à se concentrer sur les formes et à reproduire fidèlement la couleur de la citrouille, des noix, des raisins et des pommes, à donner l’illusion de la tridimensionnalité par la mise en perspective, et tout l’épineux problème de la représentation «parfaite» se trouve rapidement résolu. Diderot, dans ses écrits EKPHRASIS, 1/2008 Visual Anthropology Research and the Cinema of Reality 85 Degrés de la représentation esthétique: peinture, littérature, cinéma esthétiques, a d’ailleurs bien saisi l’essence de ce type de peinture. Grand admirateur de Chardin, Diderot cherche – dans les natures mortes de son contemporain – la véracité de la chose représentée et semble mesurer la valeur du tableau en fonction de la puissance à créer l’illusion de réalité: «Il y a au Salon plusieurs petits tableaux de Chardin; ils représentent presque tous des fruits avec les accessoires d’un repas. C’est la nature même. Les objets sont hors de la toile et d’une vérité à tromper les yeux.»1 Le peintre du 18ème siècle a copié la «nature» avec une telle exactitude, que le fragment découpé pourrait s’inscrire de nouveau dans le monde d’où il provient: les yeux du spectateur sont «trompés» et il se prépare innocemment à mordre dans la pomme que l’artiste lui fait prendre pour un fruit vrai. Si maintenant je me figure un écrivain réaliste ou vériste posté devant les mêmes objets que le peintre, je me rends compte qu’il rencontre beaucoup plus de difficultés dans sa tentative de faire croire aux lecteurs à l’illusion qu’il leur présente. Il est incapable – sauf talent extrême – de produire sur les gens qui lisent l’illusion sensorielle: ce n’est que très rarement que ceux-ci croient voir un légume ou désirent manger un fruit. Les mots sont approximatifs, fluides, et réveillent dans l’esprit du lecteur des échos que l’écrivain ne contrôle pas au moment où il rédige son texte. Le signifiant employé par l’écrivain recouvre chez le lecteur un univers de signifiés qui peut différer substantiellement de celui de l’écrivain. Un passage descriptif reste beaucoup plus vague que la représentation picturale imaginée plus haut, malgré les adjectifs relatifs aux couleurs employés à profusion: «Sur la vieille table en bois, parmi des noix fraîches à écorce encore humide, flanqué par deux grappes de raisins violacés, à côté de quelques pommes d’un rouge flamboyant, trônait une citrouille géante, à la peau vert sombre, striée de jaune. Sur cette surface ronde, on pouvait distinguer plusieurs proéminences semblables à des verrues, ce qui la faisait ressembler au visage d’un vieillard plus ou moins sage». Mais que se passe-t-il si l’on quitte le monde des objets pour celui des sensations, des sentiments, des états d’âme et des passions? Que se passe-t-il lorsqu’un artiste veut représenter l’amour, la haine, la fureur, l’amitié, le renoncement, la mélancolie, l’exaspération, le plaisir, l’éner- vement, la contemplation, la sérénité? Les arts plastiques (pour employer cette catégorie encore viable) ont ici aussi l’avantage d’un impact immédiat sur le récepteur, surtout lorsqu’ils misent sur des procédés expressionnistes. Je pense automatiquement, sans creuser dans les tréfonds de la mémoire, aux tableaux d’Edvard Munch. Rien ne traduit mieux la peur, visuellement parlant, que le 1 Denis Diderot, Salon de 1763, in Diderot et l’art de Boucher à David, Paris, Éditions de la Réunion des Musées nationaux, 1984, p. 150. 86 Ioan POP-CURŞEU tableaux intitulé Le Cri (1893): l’expression du personnage est réduite à l’essen- tiel, à une gueule invraisemblablement ouverte et aux yeux béant vers une apparition évidemment terrifiante, bien que non figurée. De même, toutes les lignes bizarres du tableau contribuent à l’exacerbation du sentiment de peur éprouvé par le personnage asexué, ayant l’apparence jaunie d’une momie qui s’étire verticalement dans une crispation communiquée au paysage. On retrouve la même construction dans L’Angoisse (1894): les silhouettes serrées les unes dans les autres, la couleur terreuse des visages, les commissures des lèvres arquées vers le bas, les yeux brumeux, un ponton à peine suggéré, et le même type de fond fait de différentes nuances de rouge, jaune, violet, expriment beaucoup mieux l’inquiétude que n’importe quelles séries savantes de paroles, fussent-elles signées par Kierkegaard, Camus, Heidegger ou Sartre. Enfin, un dernier exemple: lorsque Munch, dans La Séparation, peint un homme en train d’arracher son cœur et une silhouette féminine qui s’éloigne, il réussit à créer une des plus prégnantes images du désespoir de toute la peinture occidentale. J’aimerais m’arrêter à présent sur un écrivain qui essaie de représenter presque les mêmes sentiments que Munch, mais qui – bien qu’ayant beaucoup réfléchi sur les arts plastiques – est dépourvu de la ressource essentielle du symbolisme visuel: Dans les caveaux d’insondable tristesse Où le Destin m’a déjà relégué; Où jamais n’entre un rayon rose et gai; Où, seul avec la Nuit, maussade hôtesse, Je suis comme un peintre qu’un Dieu moqueur Condamne à peindre, hélas! sur les ténèbres; Où, cuisinier aux appétits funèbres, Je fais bouillir et je mange mon coeur,2 Dans les deux quatrains des Ténèbres, Baudelaire s’exerce à circonscrire l’«inson- dable tristesse» à laquelle le condamne le Destin. L’adjectif accolé à la «tristesse» semble souligner une impossibilité de la pénétrer, de la comprendre, de la dire: elle est «insondable», pareille en cela à la Nuit, allégorique et «maussade hôtesse» du sujet lyrique. Et pourtant, les analogies ne manquent pas, qui permettent de contourner l’insondabilité. Ainsi, la tris- tesse du poète est comparable («je suis comme») à la fureur d’un peintre qui serait «condamné» à peindre sur les ténèbres, lieu vague qui annihilerait toute tentative de donner forme et contour au monde, ou à la nausée du cannibale «héautontimorouménos», contraint à in- gurgiter son propre cœur, à l’instar de l’amoureux de Munch. Cependant, les sensations, les senti- ments et les états d’âme, même lorsqu’ils paraissent inabordables et «insondables», relèvent d’une possibilité claire et nette de 2 Charles Baudelaire, Œuvres complètes, édition établie par Claude Pichois, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1993, vol. I, p. 38. 87 Degrés de la représentation esthétique: peinture, littérature, cinéma la représentation. La situation se complique pourtant si un artiste – qu’il soit peintre ou écrivain – a l’ambition de travailler à la limite extrême du représentable, là où il n’y a plus d’objets et de sentiments, mais seulement le néant, le rien, le vide, le neutre ou… Dieu. En dehors de Dieu, les autres concepts de mon énumération aléatoire sont négatifs, d’une négativité irréductible, irrémédiable. Dans «le rien» et «le néant», on ne peut discerner aucun référent: ces mots sont des formes pures, des signifiants sans signifié, des vocables libres de toute contrainte, des points où la tension du langage – artistique ou non – est égale à zéro. Alors, comment le néant, le rien, le vide, le neutre ou… Dieu peuvent-ils être représentés dans la peinture, la sculpture, dans un texte littéraire ou dans une œuvre cinématographique? On sait que le néant, le rien, le vide ou… Dieu existent, quelque part, souvent on les conçoit comme la substance même de la vie, du cosmos, mais la question concerne très spécifiquement la manière dont l’œuvre d’art les appréhende. Le vide peut être très facilement traité dans la peinture, dans cet art d’une image unique, qui comprend ou non d’autres images insérées dans l’espace clairement déterminé par le cadre-limite. Et ce cadre, saturé d’une seule couleur, jaune, rouge, vert, uploads/s3/ ekphrasisjournal-01e7.pdf

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