13 Introduction Entre la matière et l’image, la surface et l’illusion L’image p
13 Introduction Entre la matière et l’image, la surface et l’illusion L’image peinte propose au regard deux lieux d’exploration : la figuration et la surface. Ce qui fait la qualité d’une peinture figurative réside peut-être précisément dans cet équilibre, qui est aussi une tension, entre l’illusion spatiale de l’image et l’affirmation d’une matière picturale informelle. L’œil peut ainsi considérer et apprécier alternativement le soin donné à l’exécution et l’efficacité de l’illusion, « l’opacité réflexive et la transparence transitive » (Louis Marin) 1. L’esthétique classique a longtemps tenu cette question à l’écart. Comme le note encore Louis Marin : « Si les théories de l’art de la peinture dans leur histoire antique et moderne n’ont eu de cesse de thématiser et de formaliser, comme problème philoso- phique et esthétique, la transitivité de la représentation, de Platon à la Nouvelle Figuration, en revanche, les problèmes liés à l’opacité énonciative se sont vus […] dissimulés et occultés par les jeux toujours fascinants des apparences, les séduc- tions et les jouissances de la mimesis 2. » S’appuyant sur le principe de l’imitation de la nature, tous les auteurs d’écrits sur l’art jusqu’au xixe siècle ont considéré la mimesis comme une constante de la définition de la peinture 3. André Félibien (1619-1695) s’appuie ainsi sur l’exi- gence de ressemblance : « La peinture est un art qui par des lignes et des couleurs représente sur une surface égale et unie tous les objets de la nature, en sorte qu’il n’y a point de corps que l’on ne reconnaisse 4. » La peinture est encore avant tout une image. Le regard du spectateur est continuellement invité à se projeter au-delà de la surface. L’adage célèbre d’Ovide « ars adeo latet arte sua 5 », l’art se dissimule à force d’art, peut s’interpréter non seulement dans le sens d’une dissimulation de la difficulté technique de l’art, mais aussi d’une dissimulation de l’art lui-même en tant que matière. INFÉRIORITÉ DE LA MATIÈRE ■ ■Le dédain de la matière exprimé dans la tradition métaphysique de la philo- sophie antique en particulier chez Platon 6 pesa longuement sur l’estime que l’on portait aux arts visuels 7. L’un des premiers auteurs à exprimer une pensée « Un tableau n’est pas qu’une image », Jérôme Delaplanche ISBN 978-2-7535-4370-6 Presses universitaires de Rennes, 2016, www.pur-editions.fr U N T A B L E A U N ’ E S T P A S Q U ’ U N E I M A G E 14 néoplatonicienne de l’art est l’écrivain portugais Francisco de Holanda (1517- 1585) dans son traité de la peinture Da Pintura Antigua achevé en 1548. Selon lui, l’imitation des formes extérieures de la nature par le peintre n’est que le moyen de rendre sensible une Idea préexistante dans son esprit. Avant Holanda, le concept d’Idea est rarement employé dans la littérature artistique 8. Cette interprétation néoplatonicienne de la création artistique resta assez isolée pendant plusieurs décennies avant de connaître en Italie une soudaine et considérable postérité à la fin du xvie siècle, jusqu’à devenir la forme dominante de la pensée de l’art au siècle suivant. Le titre même de la plupart des ouvrages de théorie artistique écrits à cette époque exprime l’importance nouvelle et croissante du paradigme de l’Idée platonicienne : L’Idea del Tempio della pittura de Giovanni Paolo Lomazzo (Milan, 1590), L’Idea de’pittori, scultori ed architetti de Federico Zuccaro, de l’Aca- démie du Dessin à Rome (Turin, 1607), L’Idée de la perfection de la peinture de Roland Fréart de Chambray (Le Mans, 1662), et L’Idea del pittore, dello scultore e dell’architetto de Giovanni Pietro Bellori (discours prononcé en 1664 et publié en préface aux Vite de’pittori, scultori et architetti moderni, Rome, 1672). Pour ces auteurs, ainsi que le résume Anthony Blunt, « l’idée, dont l’œuvre d’art est une copie, provient de Dieu et non point du monde extérieur 9 ». Zuccaro par exemple reprend le point de vue de Holanda considérant que l’Idea platonicienne est direc- tement liée au Dessin. La beauté est transmise par Dieu dans l’esprit de l’homme grâce au Dessin et elle « poursuit par là son existence indépendamment de toute impression sensorielle. L’idée contenue dans l’esprit de l’artiste est la source de toute beauté dans les œuvres qu’il crée et sa faculté de produire une image du monde extérieur est sans importance, sauf dans la mesure où elle l’aide à donner une expression visible de son idée 10 ». Cette distinction entre l’idée de l’œuvre et son exécution se retrouve chez Poussin. Celui-ci, s’adressant à Paul Fréart de Chantelou (1609-1694), écrit à propos d’un tableau : « Je lui ai trouvé la pensée, je veux dire la conception de l’idée, et l’ouvrage de l’esprit est conclu 11. » L’interprétation idéaliste de l’œuvre d’art se manifeste dans le concept de costume. Le terme est un italianisme et décrit bien plus que le mot « costume » en français 12. Il est exploré en détail par Roland Fréart de Chambray (1606- 1676) qui y consacre un chapitre entier de son ouvrage cité supra 13. Ce terme lui permet de préciser ses idées sur l’importance d’un style savant de représentation qui s’adresse « aux yeux de l’esprit 14 ». Selon Daniel Dauvois15, chez Fréart de Chambray, « le costume est ce par quoi le génie s’enrobe de savoir afin de se produire selon toutes les convenances. Le costume définit les vois érudites par lesquelles l’idée est installée dans sa puissance expressive, il arme le génie des éléments ou attributs nécessaires à l’identification et à la reconnaissance des figures, des actions et synthétiquement des sujets historiés. Faute du respect de cette partie de l’art de peintre, les peintres ne possèdent qu’un génie superficiel et les œuvres n’apparaissent pas “étudiées” et simplement “mécaniques”. Car selon Fréart, la peinture, ramenée à son essence, “est toute esprit 16” ». « Un tableau n’est pas qu’une image », Jérôme Delaplanche ISBN 978-2-7535-4370-6 Presses universitaires de Rennes, 2016, www.pur-editions.fr I N T R O D U C T I O N 15 La radicalité de cette position isole quelque peu Fréart de Chambray au sein des débats du temps, en particulier tels qu’ils s’expriment à l’Académie royale de peinture et de sculpture 17. Cependant, le poids de l’Idea platonicienne est tel dans l’interprétation de l’art à l’époque que même Roger de Piles (1635-1709) 18, le plus célèbre des défenseurs de la séduction de la peinture et des vertus de ses effets, écrit à propos de Rubens : « C’est l’esprit tout seul qui a travaillé à ses tableaux ; et l’on peut dire qu’à l’imitation de Dieu, il a soufflé ce même esprit dans ses ouvrages plutôt qu’il ne les a peints 19. » Christian Michel souligne que « Dans la lignée de Vasari et de Zuccaro, [l’Académie royale de peinture et de sculpture] place philosophiquement le coloris au dernier rang 20. » Cela ne veut pas dire toutefois que le coloris n’y est pas étudié ou que l’institution a étouffé le courant des peintres coloristes. On ne manquera pas de faire remarquer que la deuxième conférence de l’Académie est consacrée à un tableau de Titien. Les débats sur le coloris au sein de l’Académie ont suscité une surabondante bibliographie. Mais ces travaux se sont parfois appuyés sur une certaine simplifi- cation des positions des protagonistes respectifs. À la suite de Bernard Teyssèdre, de nombreux auteurs ont entériné l’idée d’une hostilité de la jeune Académie envers le coloris 21. Les études plus récentes ont démontré que si les débats sur le coloris et le dessin ont rapidement tourné à la querelle de pamphlets, l’Académie elle-même par la voix des orateurs lors des conférences, a principalement cherché à souligner la complémentarité des vertus respectives du coloris et du dessin 22. Ce qui préoccupe essentiellement l’institution – et ce n’est que logique – c’est la question de l’enseignement et donc du modèle. Les débats autour de Rubens et Poussin visent surtout à contester l’idée de modèle unique. Et que si pour telle ou telle raison, Rubens ne peut pas être considéré comme un modèle parfait, alors Poussin ne saurait l’être non plus. Pour ce qui regarde les peintres et leur pratique, le « rubénisme » de Le Brun tend également à montrer que l’on n’a pas affaire à une opposition radicale de clans. Cependant, avant les débats ayant agité l’institution dans les années 1670-1675, le poids de la théorie de l’Idea était resté particulièrement pesant. La défense du coloris reposait principalement sur sa capacité à créer une image du monde qui prête à l’illusion, qui crée un effet de profondeur ou un effet de douceur (en particulier pour les carnations). La caractérisa- tion de la peinture comme poésie muette, interprétation régulièrement reprise autour de l’adage ut pictura poesis, marginalisa longtemps la part matérielle de la peinture. Félibien écrit en 1666 que les éléments de la facture que sont le dessin et le coloris « ne regardent que la pratique et appartiennent à l’ouvrier : ce qui les rend moins nobles que la première [la composition], uploads/s3/ un-tableau-n-x27-est-pas-qu-x27-une-image-jerome-delaplanche 1 .pdf
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- Publié le Dec 28, 2021
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