Etudes photographiques, n° 1, novembre 1996, p. 6-39. (édition revue et corrigé
Etudes photographiques, n° 1, novembre 1996, p. 6-39. (édition revue et corrigée, 1998) Walter BENJAMIN Petite histoire de la photographie (1931) Le brouillard qui s’étend sur les commencements de la photographie n’est pas tout à fait aussi épais que celui qui recouvre les débuts de l’imprimerie ; plus distinctement que pour celle-ci, peut- être, l’heure était venue de la découverte, plus d’un l’avait pressenti ; des hommes qui, indépendamment les uns des autres, poursuivaient un même but : fixer dans la camera obscura ces images, connues au moins depuis Léonard1. Lorsque ce résultat, après environ cinq ans d’efforts, fut accordé en même temps à Niépce et Daguerre, l’État, profitant des difficultés des inventeurs pour déposer un brevet, s’en saisit et, après dédommagement des intéressés, en fit chose publique2. Ainsi furent posées les conditions d’un développement sans cesse accéléré, qui excluait pour longtemps tout regard en arrière. C’est pourquoi les questions historiques ou, si l’on veut, philosophiques que suggèrent l’expansion et le déclin de la photographie sont demeurées inaperçues pendant des décennies. Et si elles commencent aujourd’hui à revenir à la conscience, c’est pour une raison précise. Les ouvrages les plus récents3 s’accordent sur le fait frappant que l’âge d’or de la photographie – l’activité d’un Hill ou d’une Cameron, d’un Hugo ou d’un Nadar – correspond à sa première décennie4. Or c’est la décennie qui précède son industrialisation. Non que, dès les premiers temps, bonimenteurs et charlatans ne se fussent emparés de la nouvelle technique pour en tirer profit ; ils le firent même en masse. Mais ce point appartient plus aux arts de la foire – où, il est vrai, la photographie a jusqu’à présent été chez elle – qu’à l’industrie. Celle-ci ne conquit du terrain qu’avec la carte de visite photographique, dont le premier fabricant, c’est significatif, devint millionnaire5. Il ne serait pas étonnant que les pratiques photographiques, qui attirent aujourd’hui pour la première fois les regards sur cet âge d’or préindustriel, aient un lien souterrain avec l’ébranlement de l’industrie capitaliste6. C’est pourquoi il n’est pas facile, pour connaître véritablement leur nature, de partir du charme des images que nous présentent les beaux ouvrages récemment publiés7 sur la photographie ancienne*. Les tentatives de maîtriser théoriquement la chose sont extrêmement rudimentaires. Et quoique de nombreux débats aient été menés au siècle dernier à ce propos, ceux-ci, au fond, ne se sont pas libérés du schéma bouffon grâce auquel une feuille chauvine, le Leipziger Stadtanzeiger [sic], pensait devoir combattre de bonne heure cet art diabolique venu de France. “Vouloir fixer les images fugitives du miroir, y lit-on, n’est pas seulement chose impossible, comme cela ressort de recherches allemandes approfondies, mais le seul désir d’y aspirer est déjà faire insulte à Dieu. L’homme a été créé à l’image de Dieu et aucune machine humaine ne peut fixer l’image de Dieu. Tout au plus l’artiste enthousiaste peut-il, exalté par l’inspiration céleste, à l’instant de suprême consécration, sur l’ordre supérieur de son génie et sans l’aide d’aucune machine, se risquer à reproduire les divins traits de l’homme8.” Ici se montre dans toute sa pesante balourdise le concept trivial d’ “art” auquel toute considération technique est étrangère et qui sent venir sa fin avec l’apparition provocante de la nouvelle technique. Sans s’en apercevoir, c’est contre ce concept fétichiste et fondamentalement antitechnique que les théoriciens de la photographie se sont battus pendant près de cent ans, naturellement sans le moindre résultat. Car ils n’entreprenaient rien d’autre que de justifier le photographe devant le tribunal que celui-ci mettait précisément à bas. Un tout autre souffle anime l’exposé par lequel le physicien Arago présente et défend l’invention de Daguerre, le 3 juillet 1839 devant la Chambre des députés. C’est la beauté de ce discours que de tisser des liens avec tous les aspects de l’activité humaine. Le panorama qu’il esquisse est suffisamment ample pour que l’improbable justification de la photographie face à la peinture, qui ne manque pas non plus, paraisse insignifiante, alors que se dévoile l’idée de la véritable portée de l’invention. “Quand des observateurs, dit Arago, appliquent un nouvel instrument à l’étude de la nature, ce qu’ils en ont espéré est toujours peu de chose relativement à la succession de découvertes dont l’instrument devient l’origine9.” Le discours déploie à grands traits le domaine de la nouvelle technique, de l’astrophysique à la philologie : à côté de la perspective de photographier les étoiles, on rencontre l’idée d’enregistrer un corpus d’hiéroglyphes égyptiens. Les clichés de Daguerre étaient des plaques argentées recouvertes d’iode exposées dans la camera obscura, qu’il fallait incliner en tous sens jusqu’à ce que, sous un éclairage approprié, l’on puisse reconnaître une image d’un gris tendre10. Elles étaient uniques ; une plaque coûtait en moyenne 25 francs-or en 1839. Il n’était pas rare qu’on les conservât comme des bijoux dans des écrins. Mais dans la main de nombreux peintres, elles devinrent une technique d’appoint. Tout comme Utrillo, soixante-dix ans plus tard, devait exécuter ses fascinantes vues des maisons de la banlieue de Paris non sur le vif, mais d’après cartes postales, l’Anglais David Octavius Hill, portraitiste renommé, réalisa une longue série de portraits pour sa fresque du synode de l’église écossaise. Mais il fit ces photographies lui-même11. Et ce sont ces images sans valeur, simples auxiliaires à usage interne, qui confèrent à son nom sa place historique, alors qu’il s’est effacé comme peintre12. Sans doute, plus encore que la série de ces têtes en effigie, quelques études nous font pénétrer plus profondément dans la nouvelle technique : non des portraits, mais les images d’une humanité sans nom. Ces têtes, on les voyait depuis longtemps sur les tableaux. Lorsque ceux- ci demeuraient dans la famille, il était encore possible de s’enquérir de loin en loin de l’identité de leur sujet. Mais après deux ou trois générations, cet intérêt s’éteignait : les images, pour autant qu’elles subsistaient, ne le faisaient que comme témoignage de l’art de celui qui les avait peintes. Mais la photographie nous confronte à quelque chose de nouveau et de singulier : dans cette marchande de poisson de Newhaven13, qui baisse les yeux au sol avec une pudeur si nonchalante, si séduisante, il reste quelque chose qui ne se réduit pas au témoignage de l’art de Hill, quelque chose qu’on ne soumettra pas au silence, qui réclame insolemment le nom de celle qui a vécu là, mais aussi de celle qui est encore vraiment là et ne se laissera jamais complètement absorber dans l’ “art”. “Et je demande : comment la parure de ces cheveux/Et de ce regard a-t-elle enveloppé les êtres passés !/Comment a embrassé ici cette bouche où le désir/Absurde comme fumée sans flamme s’enroule14 !” Ou bien l’on découvre l’image de Dauthendey15, le photographe, père du poète, à l’époque de ses fiançailles avec la femme qu’il trouva un jour, peu après la naissance de son sixième enfant, les veines tranchées dans la chambre à coucher de sa maison de Moscou16 [fig. 2]. On la voit ici à côté de lui, on dirait qu’il la soutient, mais son regard à elle est fixé au-delà de lui, comme aspiré vers des lointains funestes. Si l’on s’est plongé assez longtemps dans une telle image, on aperçoit combien, ici aussi, les contraires se touchent : la plus exacte technique peut donner à ses produits une valeur magique, beaucoup plus que celle dont pourrait jouir à nos yeux une image peinte. Malgré toute l’ingéniosité du photographe, malgré l’affectation de l’attitude de son modèle, le spectateur ressent le besoin irrésistible de chercher dans une telle image la plus petite étincelle de hasard, d’ici et maintenant, grâce à quoi la réalité a pour ainsi dire brûlé de part en part le caractère d’image – le besoin de trouver l’endroit invisible où, dans l’apparence de cette minute depuis longtemps écoulée, niche aujourd’hui encore l’avenir, et si éloquemment que, regardant en arrière, nous pouvons le découvrir17. Car la nature qui parle à l’appareil est autre que celle qui parle à l’œil18 ; autre d’abord en ce que, à la place d’un espace consciemment disposé par l’homme, apparaît un espace tramé d’inconscient. S’il nous arrive par exemple couramment de percevoir, fût- ce grossièrement, la démarche des gens, nous ne distinguons plus rien de leur attitude dans la fraction de seconde où ils allongent le pas. La photographie et ses ressources, ralenti ou agrandissement19, la révèlent. Cet inconscient optique, nous ne le découvrons qu’à travers elle, comme l’inconscient des pulsions à travers la psychanalyse. Les structures constitutives, les tissus cellulaires avec lesquels la technique ou la médecine ont coutume de compter – tout cela est au départ plus proche de l’appareil photo qu’un paysage évocateur ou un portrait inspiré. Mais en même temps, la photographie dévoile dans ce matériel les aspects physiognomoniques, les mondes d’images qui habitent les plus petites choses – suffisamment expressifs, suffisamment secrets pour avoir trouvé abri dans les rêves éveillés, mais qui, ayant changé d’échelle, devenus énonçables, font désormais clairement apparaître la différence entre technique et magie comme une variation historique. Ainsi Blossfeldt*, avec ses étonnantes photos de uploads/s3/ walter-benjamin-petite-histoire-de-la-photographie.pdf
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- Publié le Dec 05, 2021
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