Source : https://www.marxists.org/francais/morris/works/1883/11/morris_18831114
Source : https://www.marxists.org/francais/morris/works/1883/11/morris_18831114.htm WILLIAM MORRIS L’ART EN PLOUTOCRATIE 14 NOVEMBRE 1883 Je ne suis pas venu ici, vous vous en doutez, pour disserter sur telle ou telle école d’art ou sur tel ou tel artiste, ni pour plaider en faveur d’un style donné, ni pour vous transmettre des instructions, même les plus générales, quant à la pratique des arts. Je souhaite simplement vous entretenir des divers obstacles qui empêchent l’art d’être ce qu’il devrait être : une aide et un réconfort pour chaque homme dans sa vie quotidienne. Certains d’entre vous pensent peut-être que ces obstacles n’existent pas, ou qu’ils sont peu nombreux ou facilement surmontables. Vous me direz que ne font défaut, du moins au sein des classes cultivées, ni la connaissance de l’histoire de l’art, ni le goût esthétique ; que s’adonnent à l’art, non sans succès, quantité de personnes de talent et quelques- unes de génie ; que ces cinquante dernières années ont vu une sorte de renaissance artistique, y compris dans les secteurs où l’on s’y attendait le moins. J’en conviens sans peine ; et je conçois aisément qu’en tirent matière à se réjouir ceux qui n’ont pas connaissance de la véritable dimension de l’art ni des rapports étroits qui l’unissent à l’état de la société dans son ensemble, notamment à la vie des travailleurs manuels, ceux que l’on dénomme les classes laborieuses. Pour ma part, je ne puis m’empêcher de remarquer, sous-jacent à l’apparente satisfaction qu’inspirent à la plupart des observateurs les récents progrès des arts, un sentiment de pur désespoir quant à l’avenir de l’art, sentiment qui me paraît pleinement justifié pour qui considère l’état actuel des arts sans en chercher les causes réelles ni envisager les remèdes qu’il appelle. Car, sans tergiverser, examinons l’état réel des arts. Au préalable, je vous demanderais d’étendre l’acception du mot « art » au-delà des productions artistiques explicites, de façon à embrasser non seulement la peinture, la sculpture et l’architecture, mais aussi les formes et les couleurs de tous les biens domestiques, voire la disposition des champs pour le labour ou la pâture, l’entretien des villes et de tous nos chemins, voies et routes ; bref, d’étendre le sens du mot « art », jusqu’à englober la configuration de tous les aspects extérieurs de notre vie. Je voudrais en effet vous persuader qu’il n’existe rien de ce qui participe à notre environnement qui ne soit beau ou laid, qui ne nous ennoblisse ou ne nous avilisse, qui ne constitue pour son auteur ou bien un écrasant supplice, ou bien un plaisant réconfort. Qu’en est-il donc de notre environnement actuel ? Quel bilan serons-nous en mesure de dresser pour les générations futures de notre commerce avec la terre, une terre que nos ancêtres nous ont transmise fort belle encore, malgré des millénaires de guerroiement, de négligence, d’égoïsme ? Voilà une question qui, à coup sûr, mérite que l’on s’y arrête. Et si je vous dis qu’elle se pose ici à Oxford de manière quelque peu solennelle, n’y voyez pas seulement un effet de style ; notre génération, plus ancienne, ne nourrit-elle pas pour ces merveilles et ces souvenirs qui nous entourent un véritable amour ? Parmi les édifices qu’ont érigés les espérances de nos aïeux, au cœur d’une région qu’ils ont su rendre si aimable, seul un esprit borné oserait faire fi de la beauté de la terre. Et pourtant, je vous le demande, quel soin notre génération a-t-elle pris de la beauté de la terre ; en un mot, de l’art ? Peut-être devrais-je rappeler une première distinction qui vous est familière. L’on distingue couramment deux types d’art : on peut appeler le premier mode l’Art Intellectuel, et l’autre l’Art Décoratif, ces termes n’ayant d’autre intérêt que leur commodité. Le premier type d’art s’adresse exclusivement à nos besoins intellectuels ; ses productions ont fonction exclusive de nourrir l’esprit et ne répondent à aucun besoin matériel. Le second type entre uniquement dans la composition d’objets prioritairement conçus pour répondre aux exigences du corps, même si cette composante esthétique sollicite elle aussi notre esprit. Ajoutons que s’il s’est trouvé des époques et des nations dépourvues d’Art purement Intellectuel, aucune n’a ignoré l’Art Décoratif (ou, à tout le moins, Source : https://www.marxists.org/francais/morris/works/1883/11/morris_18831114.htm quelque approximation) ; et qu’en outre, toutes les périodes de grande éclosion artistique ont vu les deux types d’art intimement liés, au point d’exclure toute division tranchée entre ces deux modes, l’inférieur et le supérieur, dès lors que l’art atteignait son zénith. Le plus grand art intellectuel visait autant à flatter l’œil, comme on dit, qu’à exciter la sensibilité et exercer l’intelligence. Il s’adressait à tous les hommes, et, pour chaque homme, à toutes ses facultés. Réciproquement, toute forme d’art ornemental, y compris la plus humble, intégrait encore la signification et la qualité sensible de l’art intellectuel ; les deux types d’art se mêlaient par degrés à peine perceptibles ; en un mot, le plus grand artiste restait un artisan ; l’artisan le plus humble était aussi artiste. De nos jours il en va autrement, et ce depuis deux ou trois siècles pour les pays civilisés. Des lignes de partage excessivement tranchées séparent aujourd’hui l’art intellectuel de l’art décoratif, à la fois pour le type de produits répondant à chacune des deux appellations, et pour la position sociale des producteurs : celui qui s’adonne aux Arts Intellectuels, membre d’une profession libérale ou gentleman, jouit de l’indépendance financière, alors que le domaine des arts décoratifs est réservé à des travailleurs payés à la semaine, des gens qui ne sont pas, en un mot, des gentlemen. Or, comme je l’ai déjà souligné, quantité de personnes de talent, et quelques-unes de génie, s’emploient actuellement à produire des œuvres d’art intellectuel, principalement des tableaux et des sculptures. Je me garderais de critiquer leurs œuvres ; mon sujet m’oblige toutefois à préciser qu’il existe deux catégories d’artistes intellectuels : la première regroupe les hommes qui se seraient de toute façon situés au plus haut niveau dans leur domaine : la seconde comprend ceux à qui le hasard de la naissance donne le loisir d’être artistes, et ceux qui le deviennent grâce à une détermination, à une capacité de travail ou à toute autre disposition sans commune mesure avec leurs dons artistiques. La production de ces derniers ne me semble guère enrichir le monde, malgré l’existence d’un marché florissant pour leurs produits ; et leur position manque autant d’intégrité que de dignité, sans qu’on doive néanmoins les en blâmer personnellement, puisqu’ils ont souvent un don pour l’art, si restreint soit-il, et qu’ils auraient probablement échoué dans toute autre carrière. Ce sont en fait de bons ouvriers décorateurs, gâtés par un système qui les astreint à s’affirmer individuellement en leur ôtant toute possibilité de coopération avec d’autres hommes aux aptitudes plus ou moins étendues dans le domaine de l’art populaire. Quant au premier groupe d’artistes, qui remplissent leur rôle avec bonheur, enrichissant le monde de leur travail, force est de constater qu’ils sont très peu nombreux. Ces hommes doivent la maîtrise de leur art aux pénibles angoisses d’un labeur excessif, à la supériorité de leur intelligence et à la puissance de leur volonté, ingrédients habituels des œuvres de valeur. Ils n’en sont pas moins handicapés eux-mêmes par le système qui privilégie l’individualisme et interdit la coopération. Ne sont-ils pas d’abord coupés de la tradition, cette accumulation merveilleuse, quasi-miraculeuse, du savoir-faire des temps, qui profite à chacun gratuitement ? Au contraire, la connaissance et la compréhension qu’ont du passé les artistes d’aujourd’hui, ils les doivent à la seule ténacité de leurs efforts personnels ; il leur manque à présent la tradition qui les aiderait dans l’exercice de leur art, au lieu qu’ils ont (lourd handicap !) tout à apprendre, chacun pour soi, à partir de zéro ; pire encore : l’absence de tradition les prive d’un public réceptif et sensible à leur art. Hormis les artistes et quelques personnes qui seraient elles-mêmes artistes si elles disposaient des chances et des dons innés requis, le public contemporain ne connaît rien en profondeur à l’art ; l’amour de l’art n’existe guère chez lui. Rien, si ce n’est, au mieux, un certain nombre de notions floues, pâle fantôme de la tradition qui unissait autrefois l’artiste à son public. En conséquence les artistes sont obligés de s’exprimer, pour ainsi dire, à travers une langue que le peuple ne comprend pas. Ce n’est pas la faute des artistes. Si, comme certains voudraient les en persuader, ils cherchaient à se rapprocher du public et travaillaient de façon à répondre coûte que coûte aux vagues idées qu’ont de l’art des hommes qui en ignorent tout, ils sacrifieraient leurs dons particuliers et trahiraient la cause de l’art qu’ils ont pour devoir et pour orgueil de servir. Ils n’ont d’autre choix que de poursuivre leurs travaux individuels : le présent ne les aide en rien, et le passé, qui certes les stimule, est pour eux source de honte, voire de paralysie ; détenteurs d’un mystère sacré qu’en toutes circonstances il leur appartient de préserver de uploads/s3/ william-morris-art-en-ploutocratie-1883.pdf
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- Publié le Apv 26, 2022
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