3 2 ANOTHER GREEN WORLD L’IMAGINAIRE DU FOND VERT JILL GASPARINA La technologie

3 2 ANOTHER GREEN WORLD L’IMAGINAIRE DU FOND VERT JILL GASPARINA La technologie du green screen, qui permet placer un personnage devant n’importe quel fond, estunexpédientillusionnisteauquelrecourentlesproductionsdecertainessériestélévisées.De Nam June Paik à Mark Leckey, les artistes se sont emparés de cette technique d’incrustation. Il est impossible de contester ce fait: le renouveau qu'a connu le format de la série télévisée ces der- nières années est absolument excitant. Mais ces fresques ambitieuses courant sur plusieurs saisons, ces audaces scénaristiques servies par une distribution de qualité dans d'opulents décors, cette convergence de multiples talents ne devraient pas nous faire oublier que la programmation de la té- lévision française reste majoritairement constituée de séries médicales ou policières qui, qu'on les suive ou non avec plaisir, n'appellent pas vraiment de comparaison avec le cinéma, ni de réactions pas- sionnées (bien que tout soit possible, même après six rediffusions de Criminal Minds). Par-delà la mo- notonie des contenus narratifs (l'extravagance étant généralement déléguée au seul personnage du tueur en série), elles ont surtout en partage la même qualité d'image, glacée et générique: sur la grille des programmes, le petit train de l'ennui visuel s'arrête chaque jour aux mêmes stations. GREEN SCREEN ET STOCK IMAGES L'une des explications de cette uniformité est peut-être à chercher dans les techniques de production utilisées. Sur cet empire du middlebrow1 règne en effet la technologie du fond vert, le green screen. L'histoire de son invention remonte à 1918, lorsque l'américain Frank Williams (directeur de la pho- tographie au cinéma) dépose un brevet pour un fond noir. Le sujet est éclairé devant ce fond, avec un fort contraste, puis son image est recopiée jusqu'à ce qu'elle se détache nettement et puisse être ré- insérée sur un autre fond. Cette technique fastidieuse est utilisée dans de nombreux films muets, et connaît un succès jusque dans les années 1930, avec la série The Invisible Man. Les perfectionnements ne cessent pas jusque dans les années 1960, John P. Fulton, Walt Disney avec Ub Iwerks, Linwood Dunn, Petro Vlahos, Larry Butler ou encore Arthur Widmere mettant au point certaines avancées parfois encore utilisées2. Le fond bleu, cède ensuite sa place au fond vert, da- vantage adapté à la manipulation d'images digitales. La technique du green screen, disponible depuis des décennies mais réservée au cinéma et aux grosses productions, s'est ainsi massifiée avec la démocratisation de l’informatique et des caméras di- gitales de qualité. Les amateurs y ont accès grâce à des kits complets (incluant le fameux fond vert en tissu), des tutoriels, ou encore des logiciels simples d'utilisation (Chroma Key pour Macintosh, par exemple). Il est désormais possible de produire des shows télévisés sans bouger de Los Angeles. Correctement éclairés, les acteurs jouent devant un écran vide, ensuite remplacé en post-production par un fond puisé dans une bibliothèque d'images: Paris, le Vatican, une plage de Thaïlande, la surface de Mars ou, la plupart du temps, et sans surprise, une rue de New York, de Miami, de Las Vegas ou de Washington. Ce recours au stock images est certainement très pratique du point de vue des producteurs, mais l'impression de parcourir le contenu insipide ou bêtement exotique de banques d'images contribue pour beaucoup à la morosité de l'expérience du téléspectateur. Et il faut imaginer l'ennui profond des tournages, cette immersion physique permanente dans un environnement d'une seule et même cou- leur. Replacé dans cette perspective technique, le jeu des acteurs semble bien plus inspiré. Il faut un certain talent pour prendre la mine extasiée du touriste en croisière qui regarde vers le large, ou l'air re- connaissant du bon citoyen américain, pénétré par la grandeur imposante du Capitole, lorsque l'on a le nez collé sur un écran vert. Les quelques démos visibles sur le site du studio californien spécialisé en effets spéciaux, Stargate Studios, sont d'ailleurs particulièrement spectaculaires (elles montrent aussi que cette technique est utilisée dans des séries plus exigeantes3). Aujourd'hui, publicités, séries télévisées et films sont réalisés avec le green screen. Et même les stades de football sont comme d'immenses écrans verts sur lesquels les incrustations varient en fonc- tion du lieu de diffusion. Pourtant, en dépit de son utilisation massive, cette technologie reste largement invisible pour les téléspectateurs, qui lorsqu'ils la découvrent, tombent littéralement de leurs fau- teuils4. Dans la Chambre claire, Roland Barthes évoque la capacité de la photographie à enregistrer le réel et à dire: «ça a été». Mais les photographies ont toujours été l'objet de multiples gestes de re- touche et d'édition, comme le souligne l'historien de la photographie André Gunthert: la mythologie de l'image vraie s'appuie «dans une large mesure sur la méconnaissance du grand public (et le cas échéant des théoriciens) des techniques de correction ou d'amélioration des résultats de l'enregis- trement5». Cette remarque est également valable pour l'image télévisuelle, mais pas pour le cinéma, qui nous a habitués à identifier les effets spéciaux et même à en apprécier les qualités. DÉNATURALISATION DE LA TECHNOLOGIE Il s'avère donc particulièrement intéressant de mettre en regard cette recherche d'une invisibilité vir- tuose qui prévaut dans les productions télévisées middlebrow avec certaines utilisations du green screen dans les vidéos d’artistes. Loin d'adopter une pratique simplement instrumentale du fond vert et des incrustations qu'elle autorise (qui s'inscrit dans une longue histoire de l'image incrustée et de l'œuvre-écran, au sein de laquelle Robert Rauschenberg ou John Cage ont joué un important rôle6), les artistes exploitent aussi les effets plastiques qu'elle génère accidentellement. Chez Nam June Paik, aucun doute n'est possible sur la nature de la technique utilisée: la multipli- cation décorative des effets vidéos dans Global Groove (1973), par exemple, met en évidence les pro- cédés d'incrustation. Même chose chez Gábor Bódy, figure majeure du cinéma expérimental hon- grois, notamment dans Dancing Eurynome, Mytho-Clip (1985)7. Plus près de nous, on pense à l'artiste américaine Shana Moulton. Dans une série entamée il y a près de dix ans, elle met en scène son alter ego, Cynthia, dans des décors New Age surchargés et merveilleux, presque entièrement construits par incrustation: «Lorsque, après ma formation, j'ai déménagé à Amsterdam et me suis installée dans un atelier, j'ai réalisé que je n'avais pas besoin d'un green screen et que je pouvais utiliser les murs de mon atelier (si je n'incluais pas dans l'image mes pieds sur le sol) en le peignant de n'importe quelle couleur qui ne serait pas dans l'objet que j'incrusterais dans l'image (moi-même, le plus souvent). C'était libérateur, car je détestais travailler avec le genre de green screen et d'éclairages professionnels qui était à ma disposition à l'école. C'était aussi en partie un effet de ma paresse, car les couleurs du mur que j'utilisais ne permettaient pas une incrustation qui fonctionnait aussi bien, et mon éclairage n'était pas idéal. C'est l'une des raisons pour lesquelles il y a ce halo dans mes vidéos, ou que l'on voit des globes verts ou violets qui flottent parfois autour de la figure. Mais j'étais vraiment satisfaite de leur dimension picturale8». Ces artistes opèrent une rupture avec la politique de l'invisibilité mentionnée plus haut. La bizarre- rie plastique qui résulte du frottement de la forme sur le fond s'oppose ainsi à la perfection obtenue dans les studios professionnels, cette mise en évidence du mode de production pouvant être inter- prétée, au choix, comme un geste classique de distanciation critique, un refus du réalisme, une dé- fense de l'auto-production ou une fétichisation des nouvelles technologies. Mais même utilisé de manière techniquement parfaite, le green screen n'est pas forcément invisi- ble. Dans GreenScreenRefrigerator (2010) de Mark Leckey, un réfrigérateur Samsung, filmé sur fond vert, donne lieu à des incrustations de nature très diverses, empruntées à l'imagerie publicitaire comme scientifique (le film, en HD, doit d'ailleurs être montré sur un écran, et non projeté, pour que soit ga- rantie cette haute qualité). La vidéo s'ouvre et se ferme sur l'image du frigo sur fond vert, et ce n'est qu'entre ces deux images que Leckey réalise de multiples incrustations. Tout est fait pourtant pour ren- dre cette technologie visible, jusqu'à l'immersion du corps de l'artiste lui-même dans l'image. Il faut en- core préciser que cette vidéo donne lieu à une installation dans laquelle le réfrigérateur est installé physiquement dans l'espace, devant un fond vert. Même chose chez Ed Atkins, qui travaille lui aussi avec une qualité d'image HD mais démultiplie tellement dans ses vidéos les prouesses technolo- giques qu'elles ne peuvent en aucun cas passer inaperçues9. LA PROMESSE DE TOUTES LES CHOSES VISIBLES À ces multiples entreprises de dénaturalisation de la technologie, s’ajoute aussi un commentaire sur 5 4 ses pouvoirs: elle permet de télétransporter n'importe qui ou n'importe quoi n'importe où, c'est donc un outil magique, un créateur d'ubiquité. Et si les producteurs californiens l'utilisent surtout pour en- voyer Gary Sinise devant le Brooklyn Bridge, ou Patrick Dempsey au bord du lac Washington, Leckey envoie son frigo sur la lune et à la surface du soleil, quand Atkins crée des mondes mentaux d'une in- tense bizarrerie et Shana Moulton convoque des objets merveilleux: «Je veux que mes vidéos aient l'air de pouvoir être uploads/s3/ap2n32-gasparina.pdf

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