1 LA FORMATION DU CONTRAT DEPUIS LE CODE CIVIL DE 1804 : UN RÉGIME EN MOUVEMENT

1 LA FORMATION DU CONTRAT DEPUIS LE CODE CIVIL DE 1804 : UN RÉGIME EN MOUVEMENT SOUS UNE LETTRE FIGÉE par Étienne MONTERO Professeur aux Facultés Universitaires Notre-Dame de la Paix à Namur et Marie DEMOULIN Assistante aux Facultés Universitaires Notre-Dame de la Paix à Namur Chercheuse au Centre de Recherches Informatique et Droit (CRID) Lorsque Pothier parut, il fallait résumer le droit ; aujourd’hui, il faut l’étendre TROPLONG , 18471. L’office des juristes, depuis 1804, a été d’étendre le droit des contrats ; il doit être maintenant de le résumer CADIET, 19872. INTRODUCTION 1. – A l’aube du 19e siècle, la société qui assiste à la naissance du Code civil est essentiellement rurale, artisanale et bourgeoise. Les grands propriétaires terriens, redoutant la concurrence étrangère, prônent le maintien des barrières douanières. L’industrie houillère et métallurgique en est alors à ses balbutiements. La réalité économique de 1804 et de la première moitié du siècle est celle « du petit commerce et du petit patronat en face de la petite main-d’œuvre »3. Il y avait alors une égalité – au moins approximative – de situation économique entre les hommes. Mais le 19e siècle se révèle vite comme celui de la révolution industrielle, de la vapeur triomphante, des grandes industries extractives, des chemins de fer et des grandes usines. Les capitaux circulent, les sociétés à actions pullulent, et les grandes transactions internationales ne portent plus seulement sur le blé ou le bétail, mais aussi sur les produits de l’industrie. Avec le développement colossal des entreprises, l’apparition des monopoles, l’avènement de la production et de la distribution de masse, l’écart se creuse inexorablement entre le patron et l’ouvrier, entre le vendeur et le consommateur. Alors que les négociations se complexifient entre dirigeants des plus hautes sphères industrielles pour l’élaboration de montages financiers sophistiqués, on assiste, inversement, à une standardisation des contrats destinés au public, où les conditions proposées sont à prendre où à laisser. Face à cette inégalité économique, les réactions ne tardent pas, sous l’influence de nouveaux courants de pensées. Les « faibles » s’associent, créant une force par leur union : d’abord, les 1 TROPLONG, Le droit civil expliqué suivant l’ordre des articles du Code, t. XIX, Du nantissement, du gage et de l’antichrèse, Paris, Ch. Hingray, 1847, préface p. XLI. 2 L. CADIET, « Interrogations sur le droit contemporain des contrats », in Le droit contemporain des contrats, Paris, Economica, 1987, p. 28, n° 31. 3 G. MORIN, La loi et le contrat. La décadence de leur souveraineté, Paris, Alcan, 1927, p. 57. 2 travailleurs, plus tard, les consommateurs. Peu à peu, les pouvoirs publics se mobilisent et, au fil des gouvernements, multiplient les interventions en vue de rétablir l’équilibre. Pendant ce temps, les inventions succèdent aux inventions : de la vapeur à l’électronique, du train aux « autoroutes de l’information », du télégraphe à l’e-mail, le progrès scientifique et technique triomphe et ne cesse de modifier le visage économique, social et juridique de la société. 2. – Témoin de la diversité des relations qui se nouent entre les hommes, le contrat n’a pas échappé à cette évolution, malgré une remarquable stabilité des textes4. Pendant près d’un siècle, la formation du contrat a été envisagée selon un régime cohérent, et fidèle à la lettre du Code Napoléon. Nous tâcherons d’en dessiner les contours, en retournant aux sources. Ainsi, nous partirons des travaux préparatoires du Code et des écrits de Domat5 et de Pothier6, considérés par beaucoup comme les pères du Code civil7. Pothier surtout, brillant vulgarisateur des travaux de ses prédécesseurs8, représente bel et bien le dernier état de la doctrine juridique avant le Code9, et les rédacteurs du titre des Obligations semblent avoir puisé abondamment dans ses oeuvres10. Nous suivrons également les pas des premiers commentateurs – tels que Merlin, Toullier, Duvergier et Duranton –, sans oublier les théories originales de Demolombe ou la rigueur des principes d’Aubry et de Rau, pour aboutir enfin aux volumineux travaux de Laurent (section 1). Ce dernier constitue en quelque sorte l’auteur charnière, à une époque où le régime traditionnel de la formation du contrat commence à révéler ses propres limites, sous l’influence de la révolution industrielle. Nous examinerons alors comment ce régime a dû s’ajuster à la diversification des modes de formation du contrat, en dégageant les tendances de l’important mouvement jurisprudentiel et législatif qui s’est développé au-delà du Code, voire en marge de celui-ci (section 2). 3. – Dans les limites de la présente étude, il n’était naturellement pas possible de procéder à l’examen détaillé de toutes les approches traditionnelles de la formation du contrat, étendu sur deux siècles d’évolution. Il est certain que l’étude de la formation du contrat de 1804 à nos jours aurait pu être structurée de bien d’autres façons. Un fil conducteur possible eut été d’évaluer le sort des principes essentiels de l’autonomie de la volonté et du consensualisme au 4 Ainsi, en ce qui concerne la formation des contrats en général (art. 1108 à 1133), on relève que seuls ont été modifiés les articles 1124 et 1125, relatifs à la capacité des parties, afin de supprimer les femmes de la liste des incapables de contracter (cf. art. 7, §§ 5 et 6, de la loi du 30 avril 1958 relative aux droits et devoirs respectifs des époux, M.B., 10 mai 1958). 5 J. DOMAT, Les loi civiles dans leur ordre naturel, publié pour la première fois en 1689. 6 R.-J. POTHIER, Traités sur différentes matières de droit civil, 2e éd., Paris, Debure, 1781. 7 Selon Laurent, ils sont les véritables auteurs du titre des Obligations (F. LAURENT, Principes de droit civil, Bruxelles, Bruylant, 1875, t. XV, p. 473, n° 420). Pour de plus amples développements concernant les origines historiques du Code civil de 1804, voy., not., J. IMBERT, Histoire du droit privé, Paris, P.U.F., 1950 ; A. ARNAUD, Les origines doctrinales du Code civil français, Paris, L.G.D.J., 1969 ; J. GHESTIN et G. GOUBEAUX, Traité de droit civil – Introduction générale, 4e éd., Paris, L.G.D.J., 1994, pp. 89-99, nos 118-138. 8 J. IMBERT caractérise les œuvres de Pothier par ces deux traits significatifs : leur manque d’originalité et leur clarté : « Pothier a pillé les œuvres de ces prédécesseurs (…) Mais ces emprunts aux juristes antérieurs devaient justement contribuer au succès de son œuvre : représentant d’une tradition plusieurs fois séculaire, il était un guide excellent à la fois pour la théorie et pour la pratique, d’autant plus que chacun de ses petits traités est un modèle de clarté et de précision juridiques » (Histoire du droit privé, op. cit., p. 69). 9 A travers ses traités, d’une clarté et d’une précision juridique remarquables, c’est en réalité un siècle et demi d’efforts doctrinaux qui apparaît en filigrane. A ce sujet, voy. A. ARNAUD, Les origines doctrinales du Code civil français, op. cit., spéc. p. 218-220 ; J. IMBERT, Histoire du droit privé, op. cit., p. 69. 10 Voy. l’exposé des motifs de Bigot-Préameneu, ainsi que le rapport du tribun Favart, in P. A. FENET, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, Paris, 1827, t. XIII, p. 217 et p. 313. Aussi ne s’étonnera-t-on pas de retrouver, dans le titre relatif aux contrats et aux obligations conventionnelles en général, toute la trame du Traité des obligations de Pothier. 3 gré des développements de l’ordre public de protection. Une approche encore différente eut été de décrire l’irrésistible mouvement de spécialisation qui n’a cessé de s’accentuer jusqu’à nos jours. Cependant, ces évolutions ont été souvent décrites, dans des études aussi fouillées que savantes. Conformément aux vœux de nos commanditaires, nous avons privilégié, pour notre part, un plan permettant des développements moins abstraits, en replaçant la formation du contrat dans un contexte socio-économique en perpétuel mouvement. Dans un souci d’unité du propos, nous avons focalisé l’attention sur la pierre angulaire du contrat, qui n’est autre que le consentement, dans ses différentes acceptions. SECTION 1 DE POTHIER À LAURENT : UN MODÈLE UNIQUE ET COHÉRENT 4. – Dans le Code civil de 1804, la formation des conventions est dominée par un modèle contractuel unique et cohérent correspondant à la situation économique et sociale de son temps et qui, à grands traits, pourrait se résumer comme suit : liberté, égalité et instantanéité. A l’époque en effet, dans la majorité des contrats issus du petit commerce et de l’industrie naissante, les parties négocient librement, sur pied d’égalité, en présence l’une de l’autre et sans d’autres palabres qu’un marchandage rituel. Le postulat de liberté et d’égalité des parties contractantes domine toute la formation du contrat, à travers les fameux principes de la liberté contractuelle et du consensualisme, rassemblés sous le dogme de l’autonomie de la volonté (sous-section 1). Le Code ne s’intéresse nullement à un quelconque processus de formation du contrat, ce dernier étant envisagé comme un édifice statique, bâti instantanément sur la réunion de quelques éléments essentiels, au sommet desquels trône le consentement (sous-section 2). Sous-section 1. Liberté et égalité des parties contractantes 5. – On sait l’influence exercée sur le Code uploads/S4/ la-capacidad-en-domat-y-pothier.pdf

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  • Publié le Sep 07, 2021
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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