Université Lille 2 Droit et Santé. Centre d'Histoire Judiciaire (UMR 8025) LE «

Université Lille 2 Droit et Santé. Centre d'Histoire Judiciaire (UMR 8025) LE « CODE MORAND » DEVANT LA MAGISTRATURE MUSULMANE L ’impossible réforme du droit familial dans l’Algérie coloniale (1904-1926) * * * Jean-Christophe Moreau 2013 Aux termes de la capitulation du 5 juillet 1830, le Maréchal de Bourmont s’engageait au nom de la France à ce que « L’exercice de la religion mahométane [reste]libre » en Algérie. Dans l’ordre judiciaire, cet engagement allait se traduire par le maintien de la population conquise sous l’empire de la loi musulmane, et ce jusqu’à l’indépendance algérienne, en vertu d’un décret du 1er octobre 1854 dont le principe sera consacré par le sénatus-consulte du 14 juillet 18651. En outre, conformément au décret du 17 avril 1889, les cadis (juges musulmans) conservaient une compétence subsidiaire – le juge de paix étant théoriquement le juge de droit commun en matière musulmane – pour les litiges relatifs au statut personnel musulman2, au droit successoral, aux immeubles non francisés ainsi que dans certaines affaires soumises à la procédure musulmane quant à la preuve des obligations. Sauf en territoire kabyle où le juge de paix détenait une compétence exclusive en matière musulmane, ayant hérité depuis le décret du 29 août 1874 des prérogatives judiciaires exercées auparavant par les djemaâs (assemblées villageoises) et les cadis3. Ainsi « l’indigène musulman »4, bien que considéré comme français du point de vue de la nationalité, se trouvait doublement exclu de l’ordre juridique métropolitain par un « jeu de bascule5 » entre le pénal et le civil. D’un côté, il devait subir un « Code de l’indigénat » dont 1 « L'indigène musulman est français, néanmoins il continuera à être régi par la loi musulmane. » 2 C’est­à­dire pour l’ensemble des affaires relatives aux questions d’état. 3 COLLOT Claude. Les institutions de l'Algérie pendant la période coloniale. Paris : Ed. C.N.R.S., 1987. p. 181­183. 4 Bien que ce statut ait connu de nombreuses définitions jurisprudentielles dans le droit colonial (et aucune définition légale), on peut retenir que, à compter du décret du 7 octobre 1871 relatif à l’application du Décret Crémieux portant naturalisation collective des Israélites, est considéré comme « indigène musulman » toute personne née en Algérie avant l’occupation française ou nés depuis cette époque de parents établis en Algérie à l’époque où elle s’est produite. Voir en ce sens : BLEVIS Laure. Le citoyenneté française au miroir de la colonisation : étude des demandes de naturalisation des « sujets français » en Algérie coloniale. Genèse, n° 53, déc. 2003, pp. 25­47. 5 LARCHER E. et RECTENWALD G. Traité élémentaire de législation algérienne. Paris, Rousseau & Cie Éditeurs, 1923, 3e éd, T.II., p. 475 1 le caractère inique n’est plus à démontrer6. De l’autre, il conservait le bénéfice de ses lois religieuses en matière familiale et successorale, et ce en contradiction flagrante avec les prétentions civilisatrices de la France. Pendant la conquête militaire de l’Algérie (1830-1870), la majorité des juristes coloniaux soutint que la législation islamique était immuable en raison de son origine religieuse, et que le droit applicable en Algérie avait été entièrement résumé par le Mukhtaçar de Sidi Khelil, un recueil de sentences juridiques datant du 15ème siècle. Aussi prétendaient-ils qu’il était impossible de remédier à la contrariété des lois et coutumes musulmanes avec l’éthique familiale du Code civil, sauf à provoquer des troubles aussi inutiles que dangereux pour la domination française. Mais vers la fin du 19ème siècle, cette thèse de l’immutabilité du droit musulman fut remise en cause par le vent de réforme qui commençait à souffler dans l’Orient musulman (dès 1868 un Code civil ottoman est publié, suivi en 1875 de la rédaction en Egypte d'un Recueil de la loi hanafite organisé d'après le modèle des codes occidentaux), et grâce à une meilleure connaissance de la diversité des sources du droit musulman algérien (les juristes (re)découvrent notamment l’existence de recueils de jurisprudence postérieurs au Mukhtaçar et dont l’autorité est reconnue par la plupart des cadis). Jusqu’alors plus ou moins sommée de se référer à des règles dictées plusieurs siècles avant la conquête française, une partie de la communauté juridique coloniale entrevoyait enfin la possibilité de doter les indigènes d’un nouveau code musulman7. En 1905, une Commission de codification du droit musulman fut donc créée à l'initiative du Gouverneur général Jonnart, après consultation des Délégations financières algériennes et de l'ensemble des magistrats français et musulmans. Sa mission était à la fois humanitaire, économique et juridique. En premier lieu, elle devait résorber l’écart entre la condition légale des femmes musulmanes et celle des femmes françaises. Ensuite, elle devait clarifier les 6 MERLE Isabelle. De la « légalisation » de la violence en contexte colonial. Le régime de l'indigénat en question. Politix. Vol. 17, N°66. Deuxième trimestre 2004. pp. 137­162. THÉNAULT Sylvie. Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale. Camps, internements, assignations à résidence. Paris : Odile Jacob, 2012. 7 Le directeur de l’Ecole de Droit d’Alger de l’époque, Robert Estoublon, esquisse l’idée de cette synthèse dès 1892 : « C’est sur [le] terrain du droit naturel et de la morale, écrit­il, que nos efforts doivent tendre constamment à rapprocher les deux législations [française et musulmane]. (...) Il est bien peu de règles du droit musulman qui, sainement comprises, résisteraient à une tentative loyale de conciliation. » ESTOUBLON Robert. Mariages musulmans et kabyles. Revue algérienne et tunisienne de législation et de jurisprudence. Alger, Adolphe Jourdan, 1892, 1ère partie, p. 81­91) – Dans le même ordre d’idée : BOULLIÉ J. De l’application du droit civil aux musulmans d’Algérie. Paris, L. Chailley, 1896, p. 175­192 et. 199­200). 2 règles du droit musulman en matière de tutelle et de succession – particulièrement importantes pour déterminer la capacité civile et le droit de propriété – afin de garantir la sécurité juridique des transactions entre européens et indigènes. Enfin, d’une manière plus générale, son but était de rendre le droit musulman plus intelligible, et par la même plus prévisible, autant pour lutter contre l’arbitraire judiciaire que pour dissuader les indigènes d’intenter des procès inutiles ou abusifs. Assez naturellement, le directeur de l’Ecole de Droit d’Alger, Marcel Morand, s’imposa comme le maître d’œuvre de l’avant-projet de codification. S’inspirant des théories de Sawas Pacha8, Morand se fit « [le] devoir de rechercher, parmi les solutions diverses formulées par les docteurs musulmans sur un point déterminée, pour leur donner force de loi à l'exclusion de toutes autres, celles de ces solutions qui paraissent les plus conformes à la morale ou à l'équité, et sont les mieux en harmonie avec l'état social [des] indigènes et leurs véritables intérêts économiques.9 » Parmi les quatre principales écoles juridiques de l’Islam – à savoir le malékisme, le hanéfisme, le chaféisme et le hanbalisme –, il privilégia les solutions du droit hanéfite en matière familiale, « jugées plus humaines, plus larges, plus tolérantes10 », au détriment du droit malékite traditionnellement appliqué en Algérie. Entre autres innovations, ce que l’on appellera par la suite le « Code Morand » préconisait la suppression du droit de Djebr (droit pour le chef de famille de contraindre ses enfants au mariage), l’interdiction des mariages précoces, l’instauration d’un contrôle judiciaire de la répudiation et l’obligation d’officialiser la conclusion des mariages. Mais en dépit de son « islamité », le Code Morand ne sera jamais promulgué. Car dès l’origine, l’avant-projet de codification provoqua l’hostilité de la représentation politique musulmane ainsi que le scepticisme d’une partie des juristes coloniaux. Du côté indigène, la fronde fut menée par le groupe des Vieux Turbans, appelé à conserver jusqu’en 1920 le monopole de la représentation musulmane au sein des Délégations Financières. Issus de ces 8 Selon ce dignitaire ottoman converti au christianisme, rien ne s’opposait à la diffusion d’idées modernes au sein de la législation musulmane pourvu que cette réforme soit dûment islamisée, c’est­à­dire exclusivement justifiée sur la base de sources musulmanes orthodoxes. SAWAS­PACHA Jean. Le Droit musulman et son application par les autorités chrétiennes, conférence faite à la Société des études coloniales et maritimes, le 28 janvier 1892. Paris : au siège de la société, 1892. 9 MORAND, Marcel. Avant­projet de Code présenté à la Commission de codification du droit musulman algérien. Alger : Typographie Adolphe Jourdan, 1916. ­ p. 13. 10 Ibid. 3 grandes familles qui avaient fait office d’auxiliaires de pacification pendant la conquête de l’Algérie, les Vieux Turbans reprochaient au nouveau code de trahir la promesse de la France de respecter la religion musulmane, de violer les coutumes ancestrales et de ruiner la puissance paternelle et maritale. Tandis que dans le camp colonial, certains redoutaient qu’une codification officielle du droit musulman ne réduise le pouvoir d’interprétation des magistrats français et les empêche de diffuser progressivement les règles du Code Civil au sein de la jurisprudence musulmane11. Ainsi s’accorde-t-on généralement pour conclure que le Gouvernement aurait abandonné le projet de codification par crainte, d’une part, de déclencher un soulèvement des masses indigènes, et, d’autre part, de compromettre l’assimilation ultérieure du droit musulman à la législation française12. Paradoxalement, le rôle des magistrats musulmans dans l’échec du Code Morand reste incertain, tant les versions uploads/S4/ le-code-morand-devant-la-magistrature-musulmane.pdf

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  • Publié le Jui 05, 2021
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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