LE DROIT SANS DOCTRINE ? Un droit sans doctrine? Certains en rêvent ou le prédi

LE DROIT SANS DOCTRINE ? Un droit sans doctrine? Certains en rêvent ou le prédisent. Voici ce qu'on trouvait à l'été 2005 dans les premières pages du Dalloz: «il est toi!Jours plus efficace d'invoquer devant un juge un arrêt récent rendu par l'un de ses pairs, plutôt qu'un avis d'un universitaire qui ne peut plus prétendre à la légitimité intellectuelle sur son seul titre » 1• En histoire, cette disparition annoncée, paraît impensable : par définition, il n'y a plus de lois, plus d'arrêts, pas de Traités ou de directives CE. Droit et doctrine sont consubstantiels. Mais en droit positif? Après tout, entre le site Internet Légi- france, ceux des Cours juridictionnelles et quelques CD Rom, le tour pourrait être joué, ainsi que le laisse entendre clairement l'article en question. Qu'a-t-on besoin des théoriciens qui« s'autocélèbrent »?Pas de jeu narcissique. C'est une question pour nous faire peur! Mais ce n'est pas une hypothèse d'école, au moins au sujet de la doctrine savante: il faut prendre la mesure d'un droit de plus en plus prolifique, national et européen, composé d'une foule de textes et d'arrêts, tous publiés dans de nombreuses revues juridiques (elles se multiplient) et dispo- nibles sur CD Rom ou en ligne («j'avais trois jours, j'ai eu la réponse en deux heures, pas mal ! », proclame cette publicité pour une base en ligne, mettant en scène un avenant avocat d'affaires). Bien sûr, il reste des commentaires, mais analytiques ou pire, rédigés par des faux savants qui cherchent à vendre leurs compéten- ces. Des encyclopédies, des ouvrages pratiques à foison, mais la syn- thèse, l'histoire du mécanisme étudié, la hauteur de vue, les idées ? Notre article du Dalloz n'en souffle mot. Il y a une différence majeure entre l'histoire du droit et le droit civil : la première est matière de scientifiques, qui enseignent, cher- 1. C. Bigot, Réflexion d'un avocat sur la professionnalisation des études de droit, D. 2005, p. 1724; V. la répartie de J.F. Cesaro, P.Y. Gautier et F. Leduc, Peut-on cesser d'accabler les universités? D. 2005, p. 2332. 400 REVUE D'HISTOIRE DES FACULTÉS DE DROIT chent et publient des réflexions savantes et utiles pour la compréhen- sion du passé -et du présent. Le second est entièrement« positif», en ce sens que c'est du droit vivant qui continue à être produit chaque jour par des autorités constituées, Parlement, tribunaux et a vocation à s'appliquer de façon normative, obligatoire, à tous les membres de la Cité, dont l'existence est encadrée par ces normes. L'histoire du droit est une science doctrinale. Le droit civil est une science, mais surtout une technique. La technique passe avant la science : on pourrait se priver d'articles au Dalloz ou au J CP, mais pas de la loi sur le divorce ou les sociétés simplifiées, ou le licenciement, ni de l'arrêt rendu par la 1è chambre civile de la Cour de cassation entre Primus et Secundus. Alors que la doctrine historique forme par définition sa propre matière d'étude O'histoire du droit), l'objet d'étude de la doctrine positiviste Oe droit positif) est totalement autonome de la doctrine qui l'étudie. Autrement dit, le Droit positif se« fait tout seul», il nous échappe. En outre, l'explosion des publications juridiques depuis une ving- taine d'années, liée à l'essor constant de la jurisprudence, a entraîné une multiplication corrélative des écrits doctrinaux : pas la moindre décision de la Cour de cassation, qui ne soit commentée dans les semaines qui suivent par au moins quatre auteurs différents, ni de loi, pré-commentée, au stade de l'avant-projet 2 . De sorte que l'autorité doctrinale en souffre : inflation, dévalua- tion. En 2007, après tout ce qui a été pensé, enseigné et écrit depuis des siècles la doctrine civiliste serait-elle devenue un superflu? Comme chez nos chers et anciens docteurs de la scolastique médiévale, on commencera par répondre oui (I), puis non, avec notre opinion (II). Etant au milieu d'historiens, on s'affranchira de toute langue de bois. Définition a minima de la doctrine: c'est une collectivité de pen- seurs. 2. Nos aînés prenaient leur temps: si on feuillette le Dalloz ou le Sirey, entre 1880 et 1970, il n'est pas rare de voir des arrêts commentés un ou deux ans après qu'ils ont été rendus. Même chose pour les lois. Nos aînés ne se précipitaient pas, mûrissaient leur réflexion. Autres temps ... ET DE LA SCIENCE JURIDIQUE 401 l : LA DOCTRINE, SUPERFLUE. On réfléchira dans quatre directions. L'épuisement des idées. On pourrait commencer par se dire que l'âge d'or de la doctrine est derrière nous. Je ne parle pas des historiens, mais des civilistes. Y a-t-il encore quelque chose à dire et à penser, après Beudant, Planiol, Gény, Capitant, Ripert, etc ? Il y a quelques années, j'avais rédigé une contribution de Mélan- ges sur« les articles fondateurs », publiés sur un siècle à la Revue trimes- trielle de droit civil et l'ancienne Revue critique de législation et de jurisprudence, fondée par Demolombe et ses amis 3. Peu d'articles, serrés, écrits dans le marbre, pour les siècles à venir. Aujourd'hui, c'est un torrent d'articles, toujours sur les mêmes terrains censés valoriser la recherche - premier au palmarès, le droit des obligations : y a-t-il encore quelque chose d'original à dire sur la nature de la responsabilité, l'article 1384 du code civil, les groupes de contrats, l'avant-projet de réforme etc. ? Et pourtant, les articles d'agrégatifs ou de docteurs en mal de CNU continuent à pleuvoir, imperturbablement. La littérature juridique est devenue souvent indigente : l'avocat qui cherche à se placer pour sa clientèle, le docteur, à être qualifié pour la maîtrise de conférences, le jeune agrégé, à se ranger dans un créneau qui le fera connaître et il l'espère, lui apportera des consultations 4• Et il y a ce mouvement irrésistible, consistant à commenter à chaud et sans la moindre distance intellectuelle, l'actualité juridique. A faire du« journalisme juridique», à coup de scoops 5. Et jouer les faux savants. Ce n'est pas notre rôle. C'est une activité qui doit être inconceva- ble pour les historiens ! Si la doctrine consiste à occuper le terrain en lissant sa surface sociale, ainsi que deux éminents auteurs le martèlent depuis quelques années, il vaudrait mieux que le droit se passe de la doctrine 6. Au contraire, il convient de mûrir, prendre du recul. 3. Mélanges Pierre Catala, Litec 2001, p. 255 s. 4. V. la charge de M. Gobert, Le temps de penser de la doctrine, Droits 1994, n" 20, p. 97 S. 5. Ce n'est pas pour rien si les nouvelles pages d'actualité, qu'on inaugurées les principales revues juridiques périodiques, connaissent un vif succès. Sans même parler des blogs juridiques. 6. Ph. J estaz et Chr. J amin, L'entité doctrinale, D. 1997, chron. 167 ; et leur ouvrage sur la doctrine, Dalloz 2004, p. 171 s. Ainsi que C. J amin, La doctrine : explications de texte, Mélanges Jestaz, Dalloz 2006, p. 225 s. 402 REVUE D'HISTOIRE DES FACULTÉS DE DROIT Fascinations dangereuses. On range souvent la doctrine dans le tableau des sources du droit, comme une autorité de raison, sage et incitative et évidemment non normative 7. Posons une question pro- vocante: aujourd'hui, la doctrine civiliste serait-elle trop en prise avec le juge ? Il y a, entre les auteurs et les magistrats un rapport que certains considèrent comme devenu trop pesant: chacun s'observe et est peut-être trop à l'affût de l'autre. « Trop d'attention, nuit», pourrait être la maxime. On décèle un véritable culte de la jurisprudence. L'attention portée par la Cour de cassation à la communication de ses arrêts Oe fameux P+ B+ R + I sur la première page), la multipli- cation des colloques qui se déroulent dans ses locaux, montrent que juges et auteurs se donnent un écho mutuel sur les grandes questions juridiques du moment. C'est la Cour de cassation qui nous indique ce qu'elle considère comme arrêts importants et il ne nous reste plus qu'à les commenter. Avec le risque de tomber dans le travers des arrêts tellement bien faits et généraux, qu'ils confinent aux arrêts de règlement, pourtant prohibés par l'art. 5 c. civ. Le récent tollé provoqué par le rapport de la commission Molfes- sis (commandé par le Premier Président de la Cour de cassation), sur la possibilité de revirements de jurisprudence uniquement pour l'ave- nir, sur telle question de droit, au détriment du demandeur au pour- voi, montre que ce risque n'a rien de théorique 8. C'est une autocritique que nous devons nous faire, au demeu- rant : ne commentons pas les arrêts comme nous commentons des lois. Les décisions de justice sont rendues entre deux particuliers, sur un litige concret qui les oppose, même s'il doit se trouver régi par une norme juridique. Nous ne sommes pas non plus des faire- valoir. Relativité de la doctrine. Une des différences essentielles avec les sciences exactes est le caractère relatif des opinions juridiques : je le répète aux étudiants de licence-master-doctorat, à leur plus grand étonnement (scandale) - il est très rare, uploads/S4/ le-droit-sans-doctrine.pdf

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  • Publié le Sep 07, 2021
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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