Traduire la common law en français: rebelle ou fidèle? Louis BEAUDOIN TRANS-CLE
Traduire la common law en français: rebelle ou fidèle? Louis BEAUDOIN TRANS-CLEF , Canada Introduction D’abord quelques précisions sur le titre de la présente communication: Traduire la common law en français: rebelle ou fidèle? Sommes-nous justifiés de poser la question de la traduction en français de textes juridiques de common law en opposant d’entrée de jeu deux notions en apparence aussi divergentes? Tous reconnaissent que l’acte de traduire soulève invariablement la question de la fidélité au texte de départ (Traduttore, traditore). Mais qu’en est-il de la fidélité au génie de la langue d’arrivée? Ne s’agit-il pas d’un aspect de notre travail trop souvent négligé? Lorsqu’il s’agit de traduire de l’anglais au français des textes de common law, le respect du génie de la langue française, de ses structures, de son économie, de son lexique, de sa stylistique, ne se pose-t-il pas avec autant d’acuité, surtout dans un contexte de domination de l’anglais? Le bon traducteur juridique n’est-il pas celui qui se “rebelle” face à l’envahissement de l’anglais, envahissement qui se fait sentir aussi dans le droit et qui risque de dénaturer la langue juridique française? Cas de figure Pour illustrer l’importance de cette question, prenons un exemple, celui de la traduction de la notion de correctness. Ce concept est surtout employé au Canada en droit administratif, dans le domaine du contrôle judiciaire, pour parler du degré d’intervention d’une juridiction appelée à réviser la décision rendue par un tribunal inférieur. The Supreme Court has ruled on the correctness of the judgment of the Appeal Court. Malheureusement, le terme correctness a souvent été rendu par “décision correcte”, voire même par “caractère correct de la décision” (norme ou critère de la “décision correcte”). Ainsi, dans le cas qui nous occupe, on obtient la traduction suivante: “La Cour suprême s’est prononcée sur le caractère correct de l’arrêt de la Cour d’appel”. Si, comme traducteur juridique, je ne suis pas heurté par la maladresse de cette traduction, c’est que, dans une certaine mesure, j’ai baissé les bras devant l’impérialisme linguistique de l’anglais. Fidélité ne saurait être synonyme d’asservissement. Défense et illustration du français juridique Le traducteur qui se “rebelle” contre l’appauvrissement de la langue juridique française est celui qui, animé d’une saine méfiance à l’égard des faux amis (jurisdiction/juridiction), développe certains réflexes. Arrêtons-nous sur quelques-uns de ces réflexes. Réflexes du juriste-traducteur “rebelle” 1. Prendre du recul face au texte à traduire. Il est nécessaire de prendre une certaine distance critique à l’égard du texte que l’on a devant soi, de ne pas être “obnubilé” par lui. Ainsi, la traduction de certaines expressions imagées (thin skull doctrine) exige de recourir à un niveau d’abstraction supérieure en français (théorie de la vulnérabilité de la victime). 2. Puiser dans mes propres connaissances. Comment exprime-t-on ce concept, cette idée en français ? En droit civil? 3. Consulter de bons ouvrages, de bons auteurs. Le Vocabulaire juridique de Gérard Cornu devrait être le vademecum de tout traducteur juridique. La Banque de terminologique canadienne TERMIUM est un outil indispensable. Le site Internet d’EURODICAUTOM est également très utile. Mentionnons aussi les lexiques et vocabulaires publiés par le Centre de traduction et de terminologie juridiques de l’Université de Moncton. 4. Rendre le texte de départ dans une langue correcte, naturelle, adaptée au contexte et respectueuse du génie de la langue d’arrivée. Mise en application Pour revenir à notre exemple, le juriste-traducteur “rebelle” qui a puisé dans ses ressources personnelles et qui a consulté de bons ouvrages rendra probablement le terme correctness par “bien-fondé”: “La Cour suprême s’est prononcée sur le bien-fondé de l’arrêt de la Cour d’appel”. L’adjectif “correct” n’a aucune connotation juridique. Il pose un problème de substantivation (le “caractère correct”). On ne saurait parler de la “norme du caractère correct” ou de la “norme de la décision correcte” sans faire une grave entorse à l’économie et au génie de la langue française. Les substantifs les plus proches seraient “rectitude” ou “justesse”, mais ils n’ont aucun contenu spécifiquement juridique. La traduction de correctness par “bien-fondé” présente en revanche plusieurs avantages. 1. Malléabilité. Le substantif “bien-fondé” devient un adjectif lorsqu’on en supprime le trait d’union. Ex.: La décision que le tribunal a rendue était bien fondée. À ce terme technique correspond un antonyme tout aussi “bien formé”: “mal-fondé” (le mal-fondé d’une décision; la décision est mal fondée). 2. Technicité. “Bien-fondé” est un terme technique. 3. Fidélité au concept anglais. La consultation de la définition que Cornu donne de ce terme dissipe tout doute qui pourrait subsister sur la légitimité de cet équivalent de correctness: Bien-fondé […] b / (subst.) Ce qui fait qu’une prétention (ou qu’une décision) est justifiée en fait et en droit et que le juge doit y faire droit au fond (ou que la décision doit échapper à la censure, sur recours) (Les soulignés sont du soussigné). Considérations stylistiques et lexicales Le traducteur juridique qui traduit de l’anglais au français se rend compte, à force de pratiquer son métier que, lorsqu’il passe d’une langue à l’autre, ce ne sont pas seulement les notions et les mots qui changent, mais également le choix des rapports à exprimer. Chaque langue privilégie certaines formes, certains procédés syntaxiques ou stylistiques, certains termes. a. Préférences lexicales On constate ainsi que la langue juridique anglaise abonde par exemple en mots passe-partout comme issue, policy, basis, case et autres forum et jurisdiction. Le langage juridique exige, en français, une plus grande précision, bien qu’il convienne de signaler qu’il recourt lui aussi à des mots passe-partout comme “mesurei”, “instance” ou “justifié” pour lesquels l’anglais dispose d’équivalents plus précis (on songe à cet égard à l’heureuse dichotomie qui existe en anglais entre right et law, mots-clés du vocabulaire juridique de base pour lequel le français ne dispose que d’un seul mot, “droit”, que l’on doit qualifier (droit objectif / droit subjectif) ou éclairer par le contexte pour en exprimer les diverses acceptions). Par ailleurs, l’anglais juridique hésite moins que le français à recourir à des qualificatifs et à des épithètes (clear, relevant, reasonable, trite, learned) alors que le juriste de tradition romaniste emploiera les adjectifs avec circonspection, en limitant l’usage au cas où ils ont une valeur juridique (faute lourde, question sérieuse à juger, bon père de famille, personne raisonnable). b. Préférences stylistiques 1. L’abstraction On dit souvent que l’anglais procède par images, par intuition, (plan du réel) alors que le français est plus abstrait, plus logique (plan de l’entendement). Ce postulat vaut également dans le domaine du langage du droit, où la démarche spontanée du juriste francophone est, en règle générale, d’utiliser un degré d’abstraction supérieur à celui de son homologue anglophone. Ainsi en va-t-il, en common law, du concept de responsabilité civile délictuelle dit du thin skull, également appelé egg shell (theory). Traduire littéralement ces concepts (“crâne fragile”, “coquille d’œuf”) ferait injure au génie de la langue française. Au Canada, on parle donc de “doctrine de la vulnérabilité de la victime” pour rendre en français ce concept de common law. Ce procédé linguistique est courant en anglais dans les formes verbales (to strike down a provision, a legislation=invalider une disposition, une loi; déclarer une disposition législative, une loi inconstitutionnelle), adjectivales (dead law=loi tombée en désuétude), et nominales (rule of thumb=règle empirique; boiler plate=clauses usuelles; entrapment=provocation policière). La jurisprudence de common law regorge de maximes et d’adages. La traduction de ces formules imagées invite le juriste-traducteur à la plus grande des prudences. Examinons quelques exemples: • The Chancellor’s foot L’image du “pied du chancelier” est employée en common law pour parler du pouvoir inhérent des tribunaux siégeant en equity (qui correspondaient autrefois en Angleterre à la court of chancery) d’accorder à leur discrétion certaines réparations non prévues par la common law. La norme régissant ce type de réparation judiciaire est celle de la “longueur du pied du chancelier”, formule imagée traditionnellement employée pour parler du pouvoir souverain d’appréciation des tribunaux siégeant en equity. Peu à peu cette expression a acquis une connotation plutôt péjorative et pourrait se rendre, dans de nombreux contextes, par “norme arbitraire”, “pouvoir discrétionnaire absolu”. C’est la solution retenue par les traducteurs et arrêtistes de la Cour suprême du Canada. Le traducteur ne conservera l’image du pied du chancelier que dans un contexte où il doit rendre compte de l’aspect historique de la notion de “lenght of the Chancellor’s foot”: Nineteenth Century English critics derided the discretion of the equity courts to enforce legal rights by complaining that the only standard by which to measure its authority was the size of the “chancellor’s foot.” […] Des auteurs anglais du XIXe siècle ont tourné en dérision le pouvoir discrétionnaire des tribunaux siégeant en equity en lui reprochant le fait que le seul critère permettant d’en mesurer l’étendue était la taille du pied du chancelier. • A man’s house is his castle. Cet adage ne peut se traduire littéralement sans faire entorse au génie de la langue française. On parlera donc du “principe de l’inviolabilité du domicile” ou du “caractère sacré du domicile”. • To be driven from the judgment seat Formule imagée employée pour parler du uploads/S4/ louis-beaudoin-traduire-la-common-law-en-francais.pdf
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- Publié le Apv 26, 2021
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
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