L’engagement d’un intellectuel dans son siècle Au moment où éclate l’affaire Dr

L’engagement d’un intellectuel dans son siècle Au moment où éclate l’affaire Dreyfus, Zola est au sommet de sa carrière littéraire. Ses livres se vendent bien. Mais il ne se sent pas vraiment reconnu par les siens, c’est-à-dire le petit monde des lettres, comme le montrent ses nombreux échecs pour entrer à l’Académie française. Virtuellement républicain, parce que du côté du peuple, du droit et de la liberté, il n’est pas franchement accepté non plus par ses « amis » politiques qui lui reprochent de noircir la réalité sociale. Pourtant, son engagement dans ce qui va devenir l’« affaire » est la suite logique des Rougon-Macquart, vaste fresque dénonçant l’ordre établi du second Empire. À 57 ans, il vient de terminer Les Trois Villes en démontrant les dangers de «ce monde de croyants hallucinés ». Il se trouve donc disponible et prêt à se lancer dans la bataille, pour l’honneur d’un homme, au nom de la vérité et de la justice. C’est ce qu’il pressent dans une lettre à sa femme le 24 novembre 1897 ; il y commente son premier article sur l’affaire Dreyfus, à paraître le lendemain dans Le Figaro : « Tu ne sais pas ce que j’ai fait ? Un article, écrit en coup de foudre, sur Scheurer-Kestner et l’affaire Dreyfus. J’étais hanté, je n’en dormais plus, il a fallu que je me soulage. Je trouvais lâche de me taire. Tant pis pour les conséquences, je suis assez fort, je brave tout ! » a Zola dans l’Affaire Dreyfus La « une » de L’Aurore, 13 janvier 1898, BNF, Littérature et art, Gr. Fol-Lc2-5691 Il y eut un sursaut. La bataille pouvait recommencer. Toute la journée dans Paris les camelots à la voix éraillée crièrent L’Aurore, coururent avec L’Aurore, en gros paquets sous le bras, distribuèrent L’Aurore aux acheteurs, empressés. Ce beau nom de journal, rebelle aux enrouements, planait comme une clameur sur la fiévreuse activité des rues. Le choc donné fut si extraordinaire que Paris faillit se retourner. Charles Péguy, Cahiers de la Quinzaine, 4 décembre 1902. L’affaire Dreyfus Une banale affaire d’espionnage Tout commence à l’origine comme une banale affaire d’espionnage : le service des renseignements français intercepte un document (le fameux « bordereau ») prouvant qu’un officier français trahit son pays au bénéfice de l’Allemagne. Une enquête est tout de suite ouverte et les soupçons se portent immédiatement sur un officier juif, qui effectue un stage à l’état-major, le capitaine Dreyfus. Des experts en graphologie sont alors nommés. Malgré leurs conclusions contradictoires, Alfred Dreyfus est arrêté, à la suite d’un très rapide interrogatoire mené par le commandant du Paty de Clam, chargé de l’enquête. Le 19 décembre 1894, le procès s’ouvre à huis clos devant le conseil de guerre qui prononce la culpabilité de l’accusé quatre jours plus tard, au vu d’un « dossier secret », que l’avocat de Dreyfus, maître Demange, n’a jamais pu consulter. Dreyfus est donc condamné à la déportation à vie. Mais il doit subir auparavant le déshonneur suprême, la dégradation en public. Celle-ci a lieu le 5 janvier 1895, dans la grande cour de l’École militaire. La « une » du Petit Journal le montre au garde-à-vous, impassible face à l’adjudant de la Garde républicaine qui brise son sabre sur son genou après lui avoir arraché ses galons, les bandes rouges de son pantalon, ainsi que tous les insignes du grade, qui gisent à terre. « Le magnifique adjudant tiraille, dépiaute, endeuille le traître », écrit Maurice Barrès. Il est ensuite conduit au dépôt avant son départ pour l’île du Diable, en Guyane. « Dégradation d’Alfred Dreyfus », Le Petit Journal, 13 janvier 1895 BNF, Estampes, Qb1 Les premiers doutes En 1895, personne ou presque ne doute de la culpabilité du capitaine. Seuls, sa femme Lucie et son frère Mathieu sont persuadés de son innocence. Ils tentent, en vain, de convaincre des personnalités politiques ou littéraires. Le journaliste Bernard Lazare est un des rares à s’intéresser à l’abondante documentation réunie par le frère du capitaine. Il faut attendre mars 1896 pour que le nouveau chef du service des renseignements français, le commandant Picquart, sur le point d’être promu lieutenant-colonel, entre en possession d’un document (un pneumatique, appelé le « petit bleu »), prouvant que le véritable auteur du bordereau n’est pas Dreyfus, mais un autre officier français, criblé de dettes, le commandant Esterhazy. Picquart tente de convaincre ses supérieurs, en vain. Devenu gênant, il est envoyé en mission sur les frontières de l’Est, puis en Tunisie. Le public apprend également que Dreyfus a été condamné sur un « dossier secret » non communiqué à la défense, ce qui est illégal. L’armée, ne voulant pas reconnaître qu’elle a fait une erreur judiciaire, ou pour protéger certains de ses membres, décide donc de trouver d’autres « preuves » de la culpabilité de Dreyfus et, au besoin, de les inventer. C’est ce que fait le commandant Henry, membre du service de renseignements, qui fabrique un « faux » désignant nommément Dreyfus comme traître. (Son inauthenticité sera découverte en août 1898 et Henry, démasqué, se tranchera la gorge en prison.) La « une » de L’Aurore, 13 janvier 1898 BNF, Littérature et art, Gr. Fol-Lc2-5691 Naissance d’un «parti dreyfusard» : le rôle de la presse C’est le moment que choisit Bernard Lazare, jeune poète symboliste, proche des milieux anarchistes, pour publier sa brochure « Une erreur judiciaire. La vérité sur l’affaire Dreyfus ». Le doute commence à naître. Dès l’automne 1896, deux journaux à fort tirage, L’Éclair et Le Matin, attirent l’attention sur le fameux « dossier secret ». Mais les preuves manquent. Celles-ci vont être apportées par le lieutenant-colonel Picquart, très vite persuadé qu’une machination vise à le faire taire. Il confie son dossier à un vieil ami d’enfance, maître Leblois, qui rend visite au vice-président du Sénat, Scheurer-Kestner, grand bourgeois protestant. Celui-ci a bien eu vent de l’affaire par Bernard Lazare, mais n’est pas encore convaincu. Les preuves accumulées par Picquart lèvent ses dernières hésitations. Il tente en vain de convaincre le président de la République, Félix Faure. La presse de droite se déchaîne alors. Il ne reste plus qu’une seule solution : convaincre une « plume » célèbre de s’engager du côté de Dreyfus. C’est à ce moment que Zola entre en scène. « Alfred Dreyfus dans sa prison », Le Petit Journal, 20 janvier 1895 BNF, Estampes, Qb1 (1895) Bobb, J’accuse, 1908 BNF, Estampes, Ne 101 Bte 619 «On est porté à voir dans la panthéonisation de Zola le côté chienlit, le côté carnavalesque, le côté Descente de la Courtille.»* Lettre d’É. Drumont à la Ligue de la patrie française, 1908 * La Courtille : nom donné aux jardins de Belleville, quartier populaire à l’est de Paris. Qui est Alfred Dreyfus? Alfred Dreyfus naît à Mulhouse le 9 octobre 1859, d’une vieille famille de juifs alsaciens, installés là depuis plusieurs siècles. Après des débuts modestes, son père monte une petite filature de coton qui prospère. En 1871, il quitte l’Alsace avec sa famille, et choisit de prendre la nationalité française, à la suite du traité de Francfort qui cède toute l’Alsace et une grande partie de la Lorraine à l’Allemagne. Après un court séjour à Bâle, Alfred entre au collège Sainte-Barbe à Paris, passe le baccalauréat puis est reçu à l’École polytechnique. Il en sort officier d’artillerie. Ses notes le décrivent «intelligent», «zélé», «consciencieux». À trente ans, il épouse Lucie Hadamard, fille d’un négociant en diamants, et il est reçu à l’École de guerre. En novembre 1892, il sort de l’École 9e sur 81 avec la mention «très bien», ce qui lui vaut d’être appelé comme stagiaire à l’état-major de l’armée en janvier 1893. L’armée française Depuis 1870, l’armée française traverse une crise profonde. Humiliée par la défaite de 1870 face à la Prusse, la «grande muette» (appelée ainsi car ses membres n’ont pas le droit de vote) supporte difficilement les nouvelles orientations républicaines du régime politique installé après Sedan : obligation du service imposée à tous les citoyens, défense assurée par la nation elle-même; mais en même temps, réorganisation d’une armée de métier, qui finalement l’emporte sur l’armée de la conscription. Cette armée rénovée, qui porte en elle les espoirs de la revanche, est devenue en vingt ans une puissante force d’attraction. Le prestige social de l’officier n’a jamais été aussi élevé. Lieu de sauvegarde des valeurs anciennes, l’armée devient le refuge des milieux conservateurs très attachés à la défense de l’«ordre moral». L’antisémitisme Devenus citoyens à part entière en 1791, les juifs français vivent dans une relative tranquillité. Ce n’est qu’aux alentours de 1880 que l’antijudaïsme traditionnel se mue en antisémitisme. Ce qui n’était qu’un préjugé irrationnel devient une véritable doctrine politique qui fait des juifs les instigateurs d’un vaste complot visant à saper les fondements mêmes de la société française. En 1882, les antisémites attribuent ainsi le krach de l’Union générale (banque catholique très proche de l’Église) à une machination des banques juives. En 1886, Édouard Drumont publie La France juive et fonde en 1892 La uploads/S4/ zola-3.pdf

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  • Publié le Sep 18, 2022
  • Catégorie Law / Droit
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