Jean Dabin La notion du droit naturel et la pensée juridique contemporaine In:

Jean Dabin La notion du droit naturel et la pensée juridique contemporaine In: Revue néo-scolastique de philosophie. 30° année, Deuxième série, N°20, 1928. pp. 418-461. Citer ce document / Cite this document : Dabin Jean. La notion du droit naturel et la pensée juridique contemporaine. In: Revue néo-scolastique de philosophie. 30° année, Deuxième série, N°20, 1928. pp. 418-461. doi : 10.3406/phlou.1928.2521 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0776-555X_1928_num_30_20_2521 XXII LA NOTION DU DROIT NATUREL ET LA PENSÉE JURIDIQUE CONTEMPORAINE*) « L'expression « droit naturel », écrit Edmond Picard, » est un de ces mots caoutchouc qui abondent dans la science » juridique [mieux vaudrait dire, peut-être, dans la philo- » sophie juridique] et qui }r suscitent des quiproquos sans » cesse renaissants »l). Pour sortir d'embarras, il n'est, semble-t-il, qu'une méthode adéquate et sûre : c'est de rejoindre la notion à ses origines et d'interroger ceux qui, les premiers, l'ont introduite dans la circulation, car leurs successeurs peuvent l'avoir déformée et transformée. De fait, c'est l'aventure qui est arrivée au droit naturel : à la conception première — qui est celle de l'Antiquité, du *) Le présent article est extrait d'un ouvrage de philosophie du droit, qui doit paraître prochainement, à la Librairie du Recueil Sirey, à Paris, sous le titre : L'Ordre juridique positif. Evidemment, l'auteur — qui n'est point philosophe — ne se flatte pas d'apprendre aux philosophes quoi que ce soit concernant l'exacte notion de ce qu'il faut entendre par droit naturel. Il s'est borné, simple ment, à résumer — pour les juristes, qui très souvent l'ignorent ou la com prennent mal — la doctrine classique thomiste, telle qu'elle est expliquée par les commentateurs les plus autorisés. Mais, peut être, les philosophes trouveront-ils quelque intérêt à connaître l'attitude prise par les juristes, spécialement les juristes récents, à l'égard du problème du droit naturel. Peut-être aussi cet exposé les prémunira-t-il contre certaines confusions dangereuses pour la bonne entente entre les juristes et les philosophes et dont le droit naturel ferait, en définitive tous les frais, au moins du côté des juristes. 1) E. Picard, Le droit pur, § 82, p. 127, Paris, 1908. La notion du droit naturel 419 Moyen Age et de la grande école des moralistes catho liques, — les philosophes des xvne et xvme siècles en ont substitué une autre — celle de l'Ecole du droit naturel (« Naturrecht »), — qui n'est qu'une déviation de l'an cienne 1). Suivant l'idée première, le droit naturel (en tant qu'il se limite à l'ordre humain) 2) peut être défini : les premiers principes ou données élémentaires de morale résultant de la nature des choses et que la raison humaine perçoit d'emblée comme vrais, par intuition et en quelque sorte d'instinct 3). On remarquera, tout d'abord, qu'avec le droit naturel l'on se trouve sur le plan du normatif, et non sur le plan du fait : il s'agit de savoir, non pas comment agissent les hommes ou certains hommes, mais comment tout homme doit agir pour être vraiment homme. Lors donc que G. Tarde, critiquant la notion de droit naturel, observe que « ce qui est naturel, c'est l'abus de la force, et non la justice *4), il est clair qu'il joue d'une équivoque et puisque, aussi bien, 1) Sur la conception de Y École du droit naturel, voy. infra, pp. 430-2. 2) On connaît la définition d'UIpien, au Dig. 1. 1.4: «Jus naturale est quod natura omnia animalia docuit. » Le jus naturae, dans cette conception, réglait les actions communes à l'homme et à l'animal ; le droit naturel spécifiquement humain s'appelait jus gentium. Voy., à cet égard, F. Senn, De la distinction du jus naturale et du jus gentium, dans La justice et le droit, pp. 58 et suiv., spé cialement pp. 76 et suiv. 3) Voy., quant à cette définition, O. Lottin, Le droit naturel chez saint Thomas et ses prédécesseurs, dans Ephemerides theologicae Lovanienses, 1924, p 369; 1925, pp. 32 et 345; 1926 p. 65 (en tiré à part, 86 pp., Bruges). Comp. avec la définition classique telle que l'expose F. Gény, dans Science et technique, t. II, n° 134, pp. 274 5. Adde : pour la conception de Cathrein, F. Gény, op cit., t. II, n° 146 pp. 314 et suiv. ; n° 149, pp. 324-5 Pour la conception de Gény lui même, t. Il, n° 175, p. 416; n° 176, pp. 419-20; t. IV, Préface, pp. ix-xiv. 4) G. Tarde, Les transformations du droit, 8e édition, p. 154, Paris 1922. Voy. aussi p. 153 : « il n'y a rien de plus naturel au monde que le droit du plus fort. » Comp. G. Ripert, La règle morale dans les obligations civiles, 2e édition, n° 20, p. 34 : « Cherchez dans la nature ces lois d'équité ! L'homme contracte, travaille, agit sans nul souci des autres hommes. » Rapprochez des doctrines d'Epicure et d'Horace, résumées par F. Senn, De la justice et du droit, p. 21, note 2. — Mais le « naturel », ce n'est pas uniquement le fait, et le fait brutal ; ce peut être aussi bien ce qui est juste : tout dépend du point de vue. 420 /. Dabin son intention n'est pas de nier la distinction entre le bien et le mal, ni même la justice, sa remarque relève simple ment de l'histoire (d'une histoire d'ailleurs très pessimiste) et non de la philosophie. Il existe, sans doute, des faits qu'on peut appeler « naturels » dans le sens d'habituels ou usuels, ces faits fussent- ils contraires au droit naturel, tandis qu'ici il s'agit de droit, c'est-à-dire de norme de conduite. Mais voici une seconde précision plus intéressante : la norme, le droit, dont il est question dans l'idée première du droit naturel, c'est la norme, le droit moral, conçu du point de vue du bien en général, sans distinction d'ailleurs entre les vertus, et nullement (au moins de façon directe) la norme, le droit juridique, conçu du point de vue du bien commun et sanctionné par la contrainte étatique. Historiquement, philosophes et moralistes ont parlé de « loi naturelle » et de « droit naturel » l) bien avant les juristes ; et ils se sont servis de cette notion pour fonder la morale — en dehors et au-dessus de toute préoccupation spécifiquement juridique. Et lorsque, plus tard, les juristes, s'inspirant des philosophes, reprirent eux-mêmes le thème et l'expression de droit naturel (jus naturae), c'est tou jours la règle de Yhoneste vivere, c'est-à-dire de la conduite morale qu'ils avaient en vue 2). Ainsi le problème du droit 1) Les scolastiques emploient indifféremment les deux termes, voy. 0. Lottin, op. cit., p. 52 du tiré à part. 2) Pour les Anciens — Grecs et Romains — , il suffit de se reporter aux textes cités par F. Senn dans son-étude sur La distinction du jus naturale et du jus gentium : il s'agit là de l'ensemble des devoirs moraux, y compris les devoirs envers Dieu, envers la patrie, etc. Le point de vue des scolastiques, notamment de saint Thomas d'Aquin, est exactement le même : la loi naturelle, c'est la loi de la conduite humaine (voy. O. Lottin, op. cit.). Esmein est donc dans l'erreur, lorsqu'il écrit (Eléments de droit constitutionnel, 8e édition, revue par H. NÉ- zard, t. I, p 297, Paris 1927) que, contrairement à Cicéron, « les théologiens et les juristes du Moyen Age et de la Renaissance donnaient au droit naturel un domaine distinct [de celui de la morale] et un caractère juridique, recherchant seulement si les institutions sanctionnées par la coutume, c'est-à-dire par le droit positif l'étaient aussi par le droit naturel ». Cette confusion, c'est celle de l'Ecole du droit naturel, comme nous le verrons ci-après, pp. 430-2. La notion du droit naturel 421 naturel s'est posé — et il continue de se poser, — avant tout, sur le plan moral : le droit naturel fournit les premiers principes de la moralité et c'est seulement par l'intermé diaire de la morale que le droit juridique peut entrer en contact avec le droit naturel. Troisième remarque préalable. Evidemment, le droit naturel, règle de conduite de la vie humaine, ne peut inté resser le juriste que sous l'angle des rapports ressortissant normalement au droit juridique, c'est-à-dire les rapports de l'homme avec l'homme (au sens large, comprenant à la fois les rapports interindividuels, familiaux, civiques et internationaux), à l'exclusion des rapports de l'homme avec Dieu et de ses devoirs vis-à-vis de soi-même. Et c'est pourquoi le juriste pourrait être tenté de ne retenir que la partie du droit naturel qui concerne les rapports ad alterum. Cependant, comme la conduite de l'homme envers Dieu ou envers soi-même est susceptible — en raison de la solidarité qui lie les hommes entre eux — de retentir sur la société et sur les autres, il vaut mieux, semble-t-il, pré senter la notion du droit naturel dans sa pleine extension, logique et historique, à tous les devoirs humains de l'ordre moral — quitte à insister spécialement sur les devoirs ad alterum '). Le plan uploads/S4/j-dabin-la-notion-du-droit-naturel-et-la-pensee-juridique-contemporaine-pdf.pdf

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  • Publié le Aoû 02, 2021
  • Catégorie Law / Droit
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