Titre VII Les cahiers du Conseil constitutionnel AUTOUR DU MONDE N° 3 - octobre
Titre VII Les cahiers du Conseil constitutionnel AUTOUR DU MONDE N° 3 - octobre 2019 La séparation des pouvoirs et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme sur le droit à un procès équitable Écrit par Laure MILANO Professeur de droit public, Université de Montpellier, IDEDH RÉSUMÉ L’analyse de la jurisprudence européenne relative au droit à un procès équitable sous l’angle de la séparation des pouvoirs permet de distinguer deux fonctions assignées à ce principe. Une fonction principale de défense de l’indépendance du pouvoir judiciaire à l’égard du pouvoir exécutif. Cette fonction est consubstantielle à la conception que retient la Cour de la prééminence du droit dans une société démocratique et la séparation des pouvoirs judiciaire et exécutif est entendue de manière stricte. Au contraire, la séparation des pouvoirs judiciaire et législatif est entendue de manière plus souple, le principe visant alors à réguler les relations entre ces pouvoirs. Traiter de la séparation des pouvoirs dans la jurisprudence de la Cour européenne suppose au préalable de s'interroger sur le sens qu'elle donne à ce principe et sur les raisons de son invocation. Comme le confirme une rapide recherche par mots-clés sur le site de la Cour, il faut tout d'abord constater que le principe est en réalité rarement directement mobilisé par la Cour, même si nombreux sont les arrêts qui se réfèrent à l'esprit de ce principe . Il l'est plus souvent, en revanche, par les requérants, les gouvernements défendeurs ou dans les opinions des juges à la Cour. Ceci n'a rien de surprenant car, en tant que principe d'organisation des pouvoirs politiques, la séparation des pouvoirs ne relève pas des principes garantis par la Convention et se trouve, par nature, hors du champ du contrôle du juge européen. D'autre part, si l'article 6 de la Convention est le terrain de prédilection de son invocation, il n'est pas son terrain exclusif. La doctrine relève d'ailleurs que c'est dans l'arrêt Stafford de 2002 que la Cour l'a, pour la première fois, explicitement utilisé dans un litige portant sur l'article 5 §1 de la Convention garantissant le droit à la liberté et à la sûreté. L'analyse des arrêts dans lesquels la Cour utilise nommément ce principe démontre également que, si elle n'en définit pas la teneur et estime, (1) (2) (3) (4) Source : Conseil constitutionnel conformément à son approche in concreto, que ni l'article 6 ni aucune autre disposition de la Convention n'oblige les États à se conformer à telle ou telle notion constitutionnelle théorique de séparation des pouvoirs , elle lui assigne une fonction particulière. Que ce soit dans le cadre de l'article 6 ou des autres dispositions de la Convention, le principe de séparation des pouvoirs vise, en premier lieu, à protéger l'indépendance du pouvoir judiciaire . La filiation avec le principe matriciel de prééminence du droit , « qui inspire la Convention toute entière » , est alors patente, la prééminence du droit supposant notamment un contrôle indépendant et effectif sur les actes des autorités publiques , l'exercice d'une fonction juridictionnelle indépendante participe à la réalisation de la prééminence du droit dans une société démocratique . A travers cette fonction assignée au principe de séparation des pouvoirs se dessine en creux l'acception que lui donne la Cour, une acception classique, celle d'une séparation des pouvoirs « au sens strict » qui « suppose la combinaison de deux règles, la spécialisation et l'indépendance » . Ces exigences de spécialisation et d'indépendance appliquées au pouvoir judiciaire n'ont toutefois pas la même teneur vis-à-vis du pouvoir exécutif et vis-à-vis du pouvoir législatif. La Cour est, en effet, particulièrement vigilante au risque d'immixtion du pouvoir exécutif dans l'administration de la justice et reconnaît que « la notion de séparation du pouvoir exécutif et de l'autorité judiciaire tend à acquérir une importance croissante dans la jurisprudence de la Cour » . Dès lors, l'utilisation du principe de séparation des pouvoirs selon qu'il concerne la séparation des pouvoirs judiciaire et exécutif ou judiciaire et législatif permet de distinguer deux usages de ce principe. Dans le premier cas, le principe est utilisé comme un principe de défense de l'indépendance de la justice (I), alors qu'il est conçu, dans le second cas, comme un principe de régulation des relations entre les pouvoirs (II). I. Un principe de défense de l'indépendance de la justice à l'égard du pouvoir exécutif L'article 6 §1 de la Convention protège le droit de toute personne à ce que sa cause soit entendue « par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) ». C'est à partir de ces garanties que la jurisprudence européenne a développé une protection statutaire (A) et fonctionnelle (B) du pouvoir judiciaire à l'égard des risques d'ingérence du pouvoir exécutif dans l'indépendance de la justice. A. La séparation des pouvoirs au service de la protection statutaire du juge La jurisprudence relative aux garanties qui doivent entourer le statut du juge est établie de longue date, il ne paraît cependant jamais inutile de rappeler l'importance de celle-ci dans la définition des critères qui doivent entourer l'indépendance du juge. Si l'indépendance est consubstantielle à l'idée de justice, elle est longtemps restée une garantie recelant une grande part d'indétermination et c'est l'œuvre du juge européen que d'avoir élaboré une grille d'analyse, un faisceau d'indices, permettant d'évaluer ce degré d'indépendance. Ainsi, « pour déterminer si un organe peut passer pour indépendant à l'égard de l'exécutif et des parties, la Cour a égard au mode de désignation et à la durée du mandat des membres, à l'existence de garanties contre les pressions extérieures et au point de savoir s'il y a ou non apparence d'indépendance » . Si elle n'impose pas un mode de désignation des juges, elle est en revanche très attentive aux garanties qui entourent leur mandat, telles que l'inamovibilité ou les conditions de révocation. Sans revenir en détails sur cette jurisprudence , plusieurs éléments doivent être soulignés. D'une part, l'actualité démontre que ces garanties, bien que classiques, doivent faire l'objet d'une attention constante car les hypothèses d'atteintes à l'indépendance du juge par le pouvoir exécutif restent fréquentes. Dans l'arrêt Baka , concernant les conditions de destitution d'un président de cour suprême en Hongrie, conditions incompatibles avec les exigences de l'article 6, la Cour a tenu à rappeler « l'importance croissante que les instruments internationaux et ceux du Conseil de l'Europe ainsi que la jurisprudence des juridictions internationales et la pratique d'autres organes internationaux accordent au respect de l'équité procédurale dans les affaires concernant la révocation ou la destitution de juges, et notamment à l'intervention d'une autorité indépendante des pouvoirs exécutif et législatif pour toute décision touchant à la cessation du mandat d'un juge ou les conditions de nomination d'un juge » (§121). Plus récemment, elle a constaté une violation du droit à un tribunal indépendant établi par loi en raison de l'ingérence des pouvoirs exécutif et législatif dans les conditions de nomination de juges de cour d'appel en Islande et a insisté sur « l'important intérêt général qu'est la protection de l'indépendance des juges vis-à-vis du pouvoir exécutif » (§121) et « l'importance, dans une société démocratique régie par l'État de droit, de garantir le respect du droit national à la lumière du principe de séparation des pouvoirs » (§122). Dans la lignée de cette jurisprudence et dans un contexte de dérives inquiétantes de certains États européens, il faut souligner l'importance accrue que revêt également le principe d'indépendance du pouvoir judiciaire à l'égard de l'exécutif dans la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union. Depuis plusieurs mois, celle-ci a eu l'occasion de statuer dans plusieurs affaires dans lesquelles ce principe était en jeu et c'est à la lumière des critères de l'indépendance tels que dégagés par la Cour de Strasbourg que les avocats généraux et la Cour de justice se sont prononcés. Parmi ces affaires, l'arrêt L.M. retient particulièrement l'attention, la Cour de justice adoptant une nouvelle exception jurisprudentielle au principe d'automaticité de l'exécution d'un mandat d'arrêt européen en cas « de défaillances systématiques ou généralisées » de l'indépendance du pouvoir judiciaire dans l'État d'émission, en l'espèce l'État polonais à la suite des réformes judiciaires entreprises par le pouvoir exécutif , et consacre ainsi « l'importance (5) (6) (7) (8) (9) (10) (11) (12) (13) (14) (15) (16) (17) (18) (19) (20) Source : Conseil constitutionnel cardinale » (pt 48) de ce principe au sein des garanties du procès équitable. S'agissant, d'autre part, des garanties entourant le statut des juges français à l'aune du principe de séparation des pouvoirs , il est intéressant de s'arrêter sur l'arrêt Thiam c/ France qui concernait la constitution de partie civile de N. Sarkozy, alors président de la République , dans une procédure pénale en tant que victime d'actes d'escroquerie. Le requérant alléguait notamment que cette situation avait entraîné une violation des principes d'indépendance et d'impartialité du fait des pouvoirs détenus par le président de la République à l'égard des magistrats. La Cour rappelle « qu'il n'est pas question d'imposer aux États un modèle constitutionnel donné uploads/S4/la-separation-des-pouvoirs-et-la-jurisprudence-de-la-cour-europeenne-des-droits-de-l-x27-homme-sur-le-droit-a-un-proces-equitable.pdf
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- Publié le Mai 19, 2021
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
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