1 À propos des théories du capital social : du lien social à l’institution poli
1 À propos des théories du capital social : du lien social à l’institution politique Antoine Bevort 1. Quelles définitions du capital social ? 2. Bowling Alone ou le déclin du capital social américain 3. Capital social, engagement civique et confiance 4. Mesure, évolution et transformation du capital social 5. Lien social ou institution politique ? 6. Conclusion 1Robert PUTNAM, Bowling alone. The Collapse and Revival of American Community, Simon and Schuster, New York, 2000. 2Robert PUTNAM (Ed.), Democracies in Flux. The Evolution of Social Capital in Contemporary Societies, Oxford University Press, Oxford, 2002. 3Theda SKOCPOL, Morris P. FIORINA (Eds.), Civic Engagement in American Democracy, Brooking/Russell Sage Foundation, Washington, 1999. 4Robert Putnam n’a pas inventé le concept de capital social. Il ne le prétend d’ailleurs pas. Néanmoins, ses travaux sur l’Italie (Putnam, 1993) et surtout la publication en 1995 de son article « Bowling Alone » (Putnam, 1995) ont donné un écho et un élan considérables aux débats et recherches sur le capital social. Une recherche australienne comptabilise ainsi 20 articles sur le capital social avant 1981, 109 entre 1991 et 1995, et 1003 entre 1996 et mars 1999 (Putnam, 2002, p. 5). Comme l’observe Theda Skocpol (Skocpol et Fiorina, 1999, p. 6), malgré des désaccords aussi bien empiriques que théoriques, « des légions de chercheurs, ont néanmoins été heureux de se lancer dans la polémique ». Signe d’un intérêt académique accru pour la problématique du capital social, cet engouement véhicule cependant tous les dangers des modes intellectuelles qui transforment progressivement certaines notions en « concepts valise ». Or tel est le risque avec le capital social qui est une entrée aujourd’hui instrumentalisée par les institutions internationales comme la Banque mondiale ou l’OCDE. Cette dérive suscite plus que jamais de nombreuses interrogations sur les théories du capital social. 5Cette note a pour ambition de présenter quelques travaux marquants et récents sur le sujet et d’éclairer les termes du débat nord-américain en la matière. À cette fin, nous allons commencer par l’exposé des principaux usages théoriques de la notion de capital social. Nous distinguerons notamment l’approche promue par la sociologie structurale de la problématique putnamienne, que Bo Rothstein (Putnam, 2002, p. 289) nomme théorie « standard ». Dans la mesure où les travaux de R. Putnam sont aujourd’hui considérés comme centraux et que, de surcroît, ces derniers structurent de nombreuses interrogations, nous présenterons la thèse développée par celui-ci dans Bowling alone (Putnam, 2000). Nous examinerons ensuite la manière dont le capital social est défini, mesuré et problématisé dans deux ouvrages collectifs parus récemment. Le premier, Civic Engagement in American Democracy (Skocpol et Fiorina, 1999), réunit un ensemble d’auteurs qui, tout en reconnaissant l’intérêt des travaux de R. Putnam, examinent de façon critique les thèses du politologue américain. Coordonné par R. Putnam lui-même, le deuxième ouvrage, Democracies in Flux (Putnam, 2002) propose une comparaison internationale de l’évolution du capital social dans sept pays développés1. 1. Quelles définitions du capital social ? 6Si l’on excepte les écrits de Lyda Hanifan2, l’histoire intellectuelle de la notion de capital social stricto sensu est relativement récente : elle commence aux États-Unis dans les années 1960 puis, de façon indépendante, en Europe à compter de la décennie 1980. Nous ne tenterons pas de retracer de façon détaillée une généalogie au sujet de laquelle on pourra se référer aux travaux de Michael Woolcock (Woolcock, 2001) ou de Michel Lallement (Lallement, 2003). Nous nous contenterons d’examiner assez rapidement comment quatre des principaux théoriciens du capital social, à savoir Pierre Bourdieu, James Coleman, Robert Putnam et Ronald Burt ont problématisé la notion. 7En 1980, P. Bourdieu définit le capital social comme « l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’interreconnaissance ; ou, en d’autres termes, à l’appartenance à un groupe comme ensemble d’agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes (susceptibles d’être perçues par l’observateur, par les autres ou par eux-mêmes) mais sont aussi unis par des liaisons permanentes et utiles » (Bourdieu, 1980, p. 2). Le capital social est ici appréhendé plutôt comme un bien individuel et son analyse repose sur une conception intéressée des relations sociales : « le réseau de liaisons est le produit de stratégies d’investissement social consciemment ou inconsciemment orientées vers l’institution ou la reproduction de relations sociales directement utilisables » (p. 2). À l’instar du capital humain, le capital social est le fruit d’un investissement stratégique. Parmi les formes sociales créatrices de capital social, P. Bourdieu retient des institutions (« rallyes, croisières, chasses, soirées, réceptions »), des lieux (« quartiers chics, écoles sélect, clubs ») et des pratiques (« sports chic, jeux de société, cérémonies culturelles ») exemplaires de ce qu’il nomme « les échanges légitimes » (p. 3). Tout comme les mécanismes de délégation et de représentation, les stratégies de concentration et d’appropriation ainsi mises en œuvre par les agents sont porteuses d’inégalités multiples. Inscrites sous le sceau d’une sociologie des rapports de domination, les réflexions de P. Bourdieu restent partielles (la dynamique des échanges non légitimes reste dans l’ombre) et, surtout, elles n’ont pas motivé d’investigations empiriques de grande ampleur. La raison tient sans doute, dans le dernier cas, au fait que pour P. Bourdieu, les usages du capital social ne font que redoubler les effets de domination imputables aux capitaux de nature économique et culturelle. 8Même si la définition que livre P. Bourdieu n’est pas sans parenté avec celle proposée peu de temps après par J. Coleman (Coleman, 1988 ; Coleman, 1990), il revient en fait à ce dernier, si l’on en croit R. Putnam, d’avoir véritablement inscrit le capital social sur l’agenda intellectuel des années 1980 et 1990. Dans Foundations of Social Theory (Coleman, 1990), J. Coleman définit le capital social comme l’ensemble de ressources dont disposent les individus, ressources à même de faciliter leur action au sein des structures dans lesquelles ceux-ci prennent place : « I will conceive of these social structures resources as a capital asset for the individual, that is a social capital. Social Capital is defined by its function. It is not a single entity, but a variety of different entities having two characteristics in common: they all consist of some aspect of a social structure and they facilitate certain actions of individuals who are within the structure » (Coleman, 1990, p. 302). Pour J. Coleman, le capital social présente cette vertu première de produire de la confiance et, par voie de conséquence, de faciliter les transactions sur les marchés. Capital social et confiance améliorent plus généralement encore la capacité des individus à travailler ensemble et à agir collectivement. 9Le politologue comparatiste qu’est R. Putnam s’est explicitement inspiré de J. Coleman mais il a considérablement redéfini et approfondi les multiples dimensions (individuelles et collectives, privées et publiques…) caractéristiques du capital social. 2 De là l’idée que le capital social « se rapporte aux relations entre individus, aux réseaux sociaux et aux normes de réciprocité et de confiance qui en émergent » (Putnam, 2000, p. 19), et qu’il constitue une ressource collective « qui a le pouvoir d’assurer le consentement, la conformité avec le comportement collectif désirable » (p. 288). Le capital social graisse les rouages sociaux qui permettent aux communautés d’évoluer en douceur. Sa présence fait prendre conscience des multiples liens qui prédéterminent notre destin collectif. Le capital social est aussi un gage de confiance et de réciprocité. Or, quand les individus ont confiance et sont dignes de confiance, la vie quotidienne, les échanges sociaux… sont moins problématiques et l’action publique est plus efficiente qu’en situation de défiance générale. « Une société caractérisée par la réciprocité généralisée est plus efficiente qu’une société méfiante de la même façon que la monnaie est plus efficiente que le troc » (p. 21). Parmi les multiples types de liens sociaux (formels, informels, professionnels, familiaux, associatifs, etc.) qui participent de cette dynamique, R. Putnam distingue les liens « ouverts » (bridging, qui font le pont) et les liens « fermés » (bonding, qui unissent des égaux) (p. 22). Ce faisant, R. Putnam apporte de l’eau au moulin de la thèse de Mark Granovetter sur la force des liens faibles. Pour R. Putnam, en effet, les relations entretenues par des personnes évoluant dans des cercles différents sont plus utiles que les liens forts entre proches. Pour être plus exact, les liens forts sont appréciables pour qui cherche à se ressourcer, à se réconforter (getting by)… tandis que les liens faibles sont intéressants pour avancer, évoluer (getting ahead)… Le capital social qui unit (bonding) agit comme une « colle » sociologique, le capital qui relie (bridging) agit comme un « lubrifiant » sociologique (p. 23). 10Selon certains sociologues de la New Economic Sociology, l’approche de R. Putnam présente ce défaut majeur d’être trop « métaphorique » et, du coup, de manquer l’essentiel de ce qui peut intéresser le sociologue3. Certes, comme le remarque R. Burt, il est difficile d’assigner à la notion de capital social autre chose qu’une valeur métaphorique : « Social capital uploads/Finance/ a-propos-des-theories-du-capital-social.pdf
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- Publié le Oct 20, 2022
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