Les transformations du travail dans l’économie numérique Pierre-Yves Gomez Prof

Les transformations du travail dans l’économie numérique Pierre-Yves Gomez Professeur, directeur de l’Institut français de gouvernement des Entreprises, emlyon business school. Emlyon Business School BP 174 69130 Ecully 04 78 33 77 82 Résumé L’économie numérique est à l’origine de spéculations les plus diverses. Parmi celles- ci, on prédit la fin du travail, et le dépassement de l’être humain par la robotisation et l’intelligence artificielle ; on annonce de même la fin du salariat, l’ubérisation de l’économie généralisant le travail indépendant pour tous. A l’opposé de ces fantasmes, cet article décrit les métamorphoses réelles du travail tel qu’on les perçoit déjà dans une économie numérisée. Il montre comment la numérisation transforme la manière de travailler à la fois vers davantage d’autonomie mais aussi de contraintes et de contrôles technologiques. Il fait le point des connaissances sur l’évolution de l’emploi et des revenus tirés de nouvelles formes de travail. Il montre en particulier que les principales recompositions sociales tiendront à l’affaiblissement des revenus salariaux de la classe moyenne. Il invite à réfléchir sur les conséquences sociétales de ces transformations de notre façon de travailler. 1 Les transformations du travail dans l’économie numérique Pierre-Yves Gomez Les transformations actuelles du travail sont l’objet d’une attention et d’une recherche considérables. Selon certains auteurs, la révolution technologique et organisationnelle que nous sommes en train de vivre aura des conséquences positives sur la société en libérant des capacités de productions individuelles inédites et en offrant davantage de choix d’activités aux travailleurs. Pour d’autres, au contraire, elle laisse présager une organisation du travail gérée à partir de plates- formes digitales anonymes et dont l’usage aliènera une grande partie des latitudes d’auto-organisation des individus. Le bouleversement technologique actuel laisse présager pour les uns une société plus libre, pour les autres, une nouvelle forme de société collectivisée. Mon intention n’est pas de trancher le débat en cours mais de présenter les éléments parfois contradictoires permettant de se faire une opinion sur les transformations du travail dans une économie digitalisée. Après avoir décrit ce qu’il faut entendre par économie numérique (1), je présenterai les principales transformations en cours en distinguant celles qui qui concernent l’organisation du travail (2), et celles qui impactent le niveau de l’emploi (3). 1- Qu’est-ce que change la révolution numérique ? 2 Si le terme numérique (ou digital en franglais) est partout il n’est pas courant d’en trouver une définition synthétique. L’économie numérique est à la fois une technique, une organisation de la production et une culture. La technique permet la codification binaire systématique de tous types d’informations quels qu’ils soient ; l’organisation de la production s’appuie sur deux technologies : l’ordinateur, c’est-à-dire le traitement ultrarapide de l’information codée et l’Internet, c’est-à-dire son transport quasi-instantané à coût nul. Cette combinaison offre des possibilités gigantesques pour relier, accumuler sur des serveurs, traiter par des algorithmes ou transmettre sur des réseaux toutes formes d’informations, d’une manière inédite dans l’histoire de l’Humanité. Le numérique définit aussi une culture et une représentation totalisante de la « société numérique » : il crée de nouveaux comportements par la compression du temps des échanges vers l’instantanéité et la mise en cause des acteurs de confiance traditionnels au profit des réseaux sociaux. Il bouleverse la consommation par une économie de marché généralisée en abaissant les coûts de transaction et en multipliant les plateformes d’évaluation, d’enchères et de fixation de prix pour tous les produits comme les voyages, la formation, l’hôtellerie ou les placements financiers. La production est transformée transformée en conséquence. Le Boston Consulting Group distingue neuf innovations définissant la révolution numérique : la gestion des données de masse (Big Data), les nouvelles formes de robotisation, la simulation, les systèmes d’information horizontaux et verticaux, la cybersécurité, le stockage des données externalisé (Cloud), la fabrication additive (production par couches 3 successives par des imprimantes 3D), la réalité augmentée (possibilité d’agir dans un environnement virtuel)1. Au cœur même du système productif, le numérique tend à renouveler finalement la manière de travailler. 2- Métamorphoses du travail à l’ère numérique De l’abondante littérature sur ce sujet je dégagerai trois tendances principales : 1) l’individualisation accrue du travail, 2) la dépendance accrue du travailleur au système technique, 3) la réduction des frontières entre les espaces privés et les espaces professionnels 1. Individualisation accrue du travail. Le capital technologique permet d’individualiser et d’autonomiser davantage le travail humain grâce à l’accès à des masses d’information considérables. Rifkin2 considère que l’on assiste à la révolution la plus considérable depuis l’origine du capitalisme parce que le capital technique nécessaire à la création de richesse –due désormais au traitement d’informations, à la mise en relation et au développement de processus collaboratifs- sont à la portée de toute personne possédant un simple ordinateur portable et un smartphone, soit, par exemple, 87 % de la population française. Le recours à des plateformes d’intermédiation diminue les coûts de transaction pour accéder aux clients. Chacun peut donc vendre plus facilement ses services, depuis 1 Rüßmann, M., Lorenz, M., Gerbert, P., Waldner, M., Justus, J., Engel, P., & Harnisch, M., Industry 4.0: The Future of Productivity and Growth in Manufacturing Industries. Boston Consulting Group. 2015. 2 Rifkin J. The Third Industrial Revolution: How Lateral Power Is Transforming Energy, the Economy, and the World, Palgrave Macmillan, 2011. 4 la livraison à domicile jusqu’au conseil. La créativité individuelle pourrait donc être d’autant libérée du fait d’un accroissement de l’autonomie dans l’organisation du travail : dans sa forme la plus élémentaire, il s’agit de simple télétravail. Dans des formes plus subtiles, on assiste à l’individualisation accrue de la production tant chez les salariés que chez les indépendants. A l’extrême, des plateformes de travail permettant de réaliser des microtravaux ponctuels par des milliers de personnes payées à la tâche (en anglais crowdworking,) comme dans le cas du Mechanical Turk mis en œuvre par Amazon3. La connexion entre l’offre et la demande est fluidifiée par le numérique ce qui permet aux individus de proposer des services nouveaux : ainsi, 46% des entreprises créées en France en 2016 ont concerné la livraison à domicile, le transport sur courte distance et les activités de conseil4. Pour autant, la numérisation ne conduit pas à l’explosion du travail indépendant : le taux d’indépendants est de 11% en France en 2016 contre 20% en 1980. Si depuis 2010 on assiste à une légère remontée aux Etats Unis comme dans tous les pays développés, il ne s’agit pas d’une transformation radicale comme on a pu l’anticiper avec autant de fracas que d’inconsistance factuelle, et le salariat reste et restera pour longtemps la forme dominante de contractualisation du travail professionnel. 2. Dépendance accrue au système technique La nouvelle autonomie individuelle des travailleurs, que ce soit dans l’entreprise ou comme « indépendants », est modérée par le système technique qui la rend 3 Amazon Mechanical Turk (AMT) est une plateforme de travail ouverte en 2005 qui met en relation des travailleurs indépendants et des commanditaires pour effectuer des tâches simples (évaluation, écriture d’avis, traduction mot à mot, etc.) payées au temps passé (en moyenne 2$ de l’heure). 500.000 américains sont inscrit sur l’AMT en 2017, 20% en tirent leur revenu principal (source www.mturk.com/mturk). 4 Bonnetête F. et Bignon N., la création d’entreprises en 2016, INSEE première, 1631. 5 possible. Même s’il est individualisé, la coordination du travail est toujours opérée en utilisant des plateformes informatiques. Elles assurent l’intermédiation, cadrent les tâches individuelles et gèrent aussi le contenu des activités autonomes : la maîtrise et l’utilisation de l’algorithme qui permet cette coordination est décisive pour la liberté effective de ceux qui l’utilisent. Il y a donc une ambivalence entre la souplesse de travail que permet l’usage de la plateforme et la dépendance aux rythmes et au sens définis par l’algorithme de la plateforme. Le néologisme ubérisation a popularisé cette ambivalence : le recours à la société Uber a permis à des milliers de chauffeurs de VTC de trouver une activité « indépendante ». Mais l’extrême dépendance de ces derniers aux conditions de prix et de rythme imposées par la plateforme californienne rend l’exercice de l’activité précaire voire aliénante. 3. Réduction des frontières entre les espaces privés et les espaces professionnels. Le travail numérisé obéit à la logique de la production en flux global et continu. On peut désormais se brancher partout et en tout temps sur les réseaux permettant de réaliser des activités rémunérées qu’elles soient salariales ou non. Le travail numérisé brouille les espaces jusqu’alors assez nets entre activités non professionnelles et professionnelles. Par activité non professionnelle, on considérait jusqu’à présent, le travail domestique, associatif et collaboratif ; dans l’activité professionnelle, on distinguait le travail indépendant et le travail salarié. La numérisation bouleverse ces distinctions. Dans les entreprises tout d’abord : désormais 20% des salariés en CDI travaillent en horaires décalés et variables, 30% sont amenés à travailler le dimanche, 10% ont des horaires à la carte et 17 % ont recours au télétravail. 6 Ces transformations du rythme et du temps de travail modifient aussi le rapport de subordination classique. Les hiérarchies étaient jusqu’à présent fondées sur la distribution des uploads/Finance/ article-sur-l-x27-intelligence-du-travail.pdf

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  • Publié le Fev 20, 2022
  • Catégorie Business / Finance
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