Candidater et embaucher : le courrier de candidature comme dispositif de rencon

Candidater et embaucher : le courrier de candidature comme dispositif de rencontre Yves LOCHARD *, Pascal UGHETTO ** Les opérations d’embauche semblent soumises, ces dernières années, à une véritable révolution introduite par la propagation rapide de l’utilisation d’Internet tant par les candidats que par les recruteurs (Fondeur et Tuchszi- rer, 2005). On peut estimer que l’on assiste à la mise en place de supports de mise en relation, de pratiques et de représentations, qui constituent autant de nouveautés, de changements réels dans l’attente d’être répertoriés et inter- prétés. De ce point de vue, la numérisation qui se développe actuellement est l’occasion de nouvelles avancées dans l’analyse des phénomènes d’em- bauche, dans la compréhension des enjeux et stratégies se déployant dans ce domaine et il importe, comme en témoigne ce volume, que, pour la connais- sance des processus d’embauche, les recherches se déploient sur ce nouveau contexte. Les classiques lettre de motivation et CV constituent un dispositif de rencontre entre postulants et recruteurs que tout un chacun avait fini par considérer comme naturel et indépassable. En face des évolutions récentes, l'une et l'autre pourraient avoir tendance à être déclassés comme des vec- teurs sans mystère et sans enjeux, et donc peu dignes de l'investigation éco- nomique ou sociologique. C’est pourtant la vertu de certains marchés du tra- vail, comme celui des personnels de la grande distribution alimentaire, que de retenir l’observateur dans le basculement vers un intérêt exclusif pour le recrutement numérisé. Candidats et employeurs se retrouvant sur de tels marchés du travail vivent dans un univers où Internet n’est pas en train de bouleverser les supports de leur rencontre, n’est pas en passe de rendre su- * Chercheur à l’IRES. ** Université de Marne-la-Vallée, LATTS. rannés la lettre de motivation et le CV. Au contraire, dans cet environne- ment, ces derniers continuent à être perçus comme faisant problème, susci- tant de la discussion, du débat : loin de les concevoir comme des outils neutres, exempts de pièges et d’embûches avant le grand saut vers internet, postulants et recruteurs continuent de s’y débattre avec une norme d’action et de représentation que beaucoup questionnent, implicitement ou explicite- ment. A la lumière d’un tel environnement, on est également invité à prendre conscience que le recrutement par Internet tend, pour l’instant, à concerner de manière privilégiée des catégories de salariés très spécifiques, plutôt situés sur des segments avantageux de l’échelle des catégories socio-professionnel- les et bien dotés en capital culturel. Le marché du travail de la grande distri- bution alimentaire, qui connaît de structurels besoins de recrutement, concerne des personnels habituellement considérés comme « non ou peu qualifiés » (caissières, employés de libre-service) et, dans des volumes un peu plus restreints, des titulaires de postes de niveau maîtrise, comme les chefs de rayon. Le directeur d’un supermarché n’est pas assimilé à l’un de ces ca- dres qu’un employeur aurait l’idée de chasser par Internet. Or, tous ces gens se figurent largement le marché du travail à partir de notions de proximité géographique (on pose sa candidature au supermarché où l’on va faire ses courses) et de filières de progression interne (hypermarchés et supermar- chés mobilisent fortement la mobilité interne ascendante pour pourvoir les postes sur les différents niveaux hiérarchiques). Aussi, à l’heure d’Internet, il devient urgent d’observer attentivement les problèmes que l’on se pose dans de tels environnements, les problèmes pra- tiques ou pragmatiques auxquels postulants et recruteurs font face pour se rencontrer et faire affaire. Le cas de la grande distribution alimentaire dé- montre qu’il n’est pas besoin de technologies très poussées comme Internet pour que les acteurs aient l’impression de devoir composer avec un disposi- tif technique, ou socio-technique, qui, à la fois, est là pour les équiper, pour les aider à se rencontrer, et leur pose problème, suscite chez eux des réac- tions, des interrogations, le sentiment parfois d’être encombrés et entravés. Car rien ne serait plus faux que de penser qu’un marché du travail avant Internet ne serait peuplé que d’humains, dépourvus de la moindre tech- nique. CV et lettre de motivation ne sont pas des objets rudimentaires, non concernés par la technicité. Ils sont, au contraire, profondément imprégnés de procédés, d’inventions visant à créer de l’efficacité, à rendre l’action effi- cace : action de postuler ou action de recruter. Tant le contenu que la forme sont soumis à des obligations, des normes, défendues par des professionnels s’exprimant dans des guides, des manuels, des titres de la presse spécialisée, et qui imprègnent ce faisant l’acte de candidature de techniques censées ai- 134 REVUE DE L'IRES N° 52 - 2006/3 der le postulant à atteindre son effet et le recruteur à trouver le bon individu. Ces techniques tendent à faire partie des évidences partagées par chacun dans le monde contemporain ; au moment de faire acte de candidature ou de sélectionner des candidats, elles n’en sont pas moins profondément ressen- ties comme des corps, des objets, auxquels il faut s’habituer, qu’il faut ap- prendre à manipuler. Comme tout dispositif socio-technique (pour une pré- sentation, voir Peeters et Charlier, 1999), ceux qui en font l’expérience éprouvent à la fois la propriété qui est la leur de démultiplier les capacités d’action et leur caractère contraignant où s’instillent les catégories de pensée des concepteurs. Si être un candidat postulant par le biais d’internet n’a rien de spontané et si, le temps que la familiarité avec l’outil se crée, on peut se sentir plus encombré qu’aidé par l’outil (Beauvallet et al., ce numéro), il n’en va guère autrement pour certains rédacteurs de courriers de candidature qui auraient plus spontanément imaginé de se déplacer au magasin et de dire, par exemple, qu’ils connaissaient bien tel(le) ami(e) qui y est déjà employé(e). Un double matériel empirique nous servira ici de support d’analyse (Lo- chard et Ughetto, 2004 et 2006) : d’un côté, un corpus de courriers de candi- dature envoyés à la DRH des hypermarchés France d’un groupe de la grande distribution (une centaine de candidatures spontanées et en réponse à des annonces, sur des postes d’employés et de cadres) ; de l’autre, une série d’en- tretiens avec des directeurs de supermarchés de ce groupe (questionnés sur les principes qu’ils se fixent pour recruter, les contraintes qu’ils y voient, les attentes à l’égard des candidats, les outils utilisés, l’usage du CV et de la lettre, la conduite de l’entretien…) ainsi que diverses observations (limitées, dans cet article, à une séance d’entretiens de prérecrutement de futurs chefs de rayons et directeurs de magasins). L’analyse a été conduite en cherchant à appréhender postulants et recru- teurs comme confrontés à des problèmes pratiques ou pragmatiques, occu- pés par le souci de ce qui peut les aider à se rendre efficaces dans les efforts qu’ils accomplissent, les visées qui sont les leurs, et d’abord en faisant face avant tout au problème de la distance qui les sépare de celui qu’ils recher- chent. Emmanuelle Marchal et Didier Torny (2003) ont fort opportunément rappelé, en étudiant les annonces d’offre d’emploi, que celles-ci ont com- mencé par accompagner la démarche consistant pour le postulant à se pré- senter directement chez l’employeur et ont fini par s’y substituer, ce qui fait naître toute une série d’enjeux autour du CV et de la lettre : aux fins de sélec- tionner et de préparer l’entretien avec un petit nombre de candidats, ceux-ci doivent concentrer, indépendamment de tout contact, de l’information qui se révélait auparavant dans l’interaction physique (permettant de jauger la personne) et la discussion. 135 CANDIDATER ET EMBAUCHER En observant postulants et recruteurs autour de la médiation de leur ren- contre que constitue l’écrit, on voit in concreto le double problème d’action que les innovations autour d’Internet renouvellent plus qu’abolissent. De fait, ce double problème se révèle plus structurel que simplement lié à la nu- mérisation : il s’agit, d’une part, de la « marge intensive » et non pas seule- ment extensive de l’information (Rees, 1966) sur laquelle raisonne le recru- teur (et que le candidat tente de travailler), soit le fait que, à partir d’un certain stade, l’utilité n’est pas retirée de l’ajout d’une offre de travail supplé- mentaire mais de l’identification de la qualité différentielle du candidat ; d’autre part, il s’agit de l’information peu objectivable (l’information à forte bande passante évoquée par Autor, 2001), notamment tout ce qui concerne les « motivations ». L’embauche sous l’exigence d’une professionnalisation des candidats et des recruteurs Même lorsqu’on se fait recommander, lorsqu’on passe par les réseaux sociaux (Granovetter, 1974), même pour un job d’été, postuler à un emploi passe désormais presque toujours par l’envoi d’un CV et d’une lettre de mo- tivation. Ces composantes de base du dispositif organisant la rencontre avec l’employeur potentiel ne se manient pas sans que les candidats y soient for- més (manuels, conseils des intermédiaires du marché du travail…) ni sans un apprentissage sur les techniques de décryptage du côté des recruteurs. La professionnalisation du recrutement impose celle des candidats (Lochard et Ughetto, 2004) et des recruteurs. L’obligation sociale de la professionnalisation de l’embauche… Un courrier de candidature ne se uploads/Finance/ candidater-et-embaucher.pdf

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  • Publié le Mar 03, 2022
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