Pierre Le Pesant de Boisguilbert DISSERTATION (1704) De la nature des richesses
Pierre Le Pesant de Boisguilbert DISSERTATION (1704) De la nature des richesses, de l'argent et des tributs, où l'on découvre la fausse idée qui règne dans le monde à l'égard de ces trois articles (1707) Texte numérisé et présenté par Paulette Taieb, Université Paris I CHAPITRE PREMIER TOUT le monde veut être riche, et la plupart ne travaillent nuit et jour que pour le devenir; mais on se méprend pour l'ordinaire dans la route que l'on prend pour y réussir. L'erreur, dans la véritable acquisition de richesses qui puissent être permanentes, vient, premièrement, de ce que l'on s'abuse dans l'idée que l'on se fait de l'opulence, ainsi qu'à l'égard de celle de l'argent. On croit que c'est une matière où l'on ne peut point pécher par l'excès, ni jamais, en quelque condition que l'on se trouve, en trop posséder ou acquérir; l'attention aux intérêts des autres est une pure vision, ou des réflexions de religion qui ne passent point la théorie. Mais pour montrer que l'on s'abuse grossièrement, qui mettrait ceux qui y sont dévoués singulièrement en possession de toute la terre avec toutes ses richesses, sans en rien excepter ni diminuer, ne seraient-ils pas les derniers des misérables qui eussent jamais été ? Et ne préféreraient-ils pas la condition d'un mendiant dans un monde habité ? Car premièrement, outre qu'il leur faudrait être eux-mêmes les fabricateurs de tous leurs besoins, bien loin de servir par là leur sensualité, ce serait un chef-d'œuvre si, par un travail continuel, ils pouvaient atteindre jusqu'à se procurer le nécessaire; et puis, dans la moindre indisposition, il faudrait périr manque de secours, ou plutôt de désespoir. Et même sans supposer les choses dans cet excès, un très petit nombre d'hommes en possession d'un très grand pays, comme il est arrivé quelquefois par des naufrages, n'ont-ils pas été autant de malheureux, bien loin d'être autant de monarques ? Et il n'est que trop certain, par les relations espagnoles de la découverte du Nouveau Monde, que les premiers conquérants, quoique maîtres absolus d'un pays où l'on mesurait l'or et l'argent par pipes, passèrent plusieurs années si misérablement leur vie qu'outre que plusieurs moururent de faim, presque tous ne se garantirent de cette extrémité que par les aliments les plus vils et les plus répugnants à la nature. Ce n'est donc ni l'étendue du pays que l'on possède, ni la quantité d'or et d'argent, que la corruption du coeur a érigés en idoles, qui font absolument un homme riche et opulent: ils n'en forment qu'un misérable, comme l'on peut voir par les exemples que l'on vient de citer; ce qui se vérifie tous les jours encore par le parallèle de ce qui se passe au pays des mines, où cinquante écus à dépenser par jour font vivre un homme moins commodément qu'il ne ferait en Hongrie avec huit ou dix sols, qui suffisent presque pour jouir abondamment de tous les besoins nécessaires et agréables. On voit par cette vérité, qui est incontestable, qu'il s'en faut beaucoup qu'il suffise, pour être riche, de posséder un grand domaine et une très grande quantité de métaux précieux, qui ne peuvent que laisser périr misérablement leur possesseur quand l'un n'est point cultivé et l'autre ne se peut échanger contre les besoins immédiats de la vie, comme la nourriture et les vêtements, desquels personne ne saurait se passer. Ce sont donc eux seuls qu'il faut appeler richesses, et c'est le nom que leur donna le Créateur lorsqu'il en mit le premier homme en possession après l'avoir formé; ce ne furent point l'or ni l'argent qui reçurent ce titre d'opulence, puisqu'ils ne furent en usage que longtemps après, c'est-à-dire tant que l'innocence, au moins suivant les lois de la nature, subsista parmi les habitants de la terre, et les degrés de dérogeance à cette disposition ont été ceux de l'augmentation de la misère générale. On a fait, encore une fois, une idole de ces métaux, et laissant là l'objet et l'intention pour lesquels ils avaient été appelés dans le commerce, savoir, pour y servir de gages dans l'échange et la tradition réciproque des denrées lorsqu'elle ne se put plus faire immédiatement, à cause de leur multiplicité, on les a presque quittés de ce service pour en former des divinités à qui on a sacrifié et sacrifie tous les jours plus de biens et de besoins précieux, et même d'hommes, que jamais l'aveugle antiquité n'a immolés à ces fausses divinités qui ont si longtemps formé tout le culte et toute la religion de la plus grande partie des peuples. Ainsi il est à propos de faire un chapitre particulier de l'or et de l'argent pour montrer par où ce désordre est entré dans le monde, où il a fait un si grand ravage, surtout dans ces derniers temps, que jamais ceux des nations les plus barbares dans leurs plus grandes inondations n'en approchèrent, quelque description épouvantable que l'on en trouve chez les historiens. On espère qu'après la découverte de la source du mal, il y aura moins de chemin à faire pour arriver au remède, et que cela pourra porter les hommes à revenir de leur aveuglement d'anéantir tous les jours une infinité de biens, de fruits de la terre, et de commodités de la vie seules propres à faire subsister l'homme, pour recouvrer une denrée qui, n'étant absolument d'aucun usage par elle-même, n'avait été appelée au service des hommes que pour faciliter l'échange et le trafic, ainsi qu'on a déjà dit. On espère, dis-je, qu'après cette vérification de ce fait incontestable, et que la misère des peuples ne vient que de ce qu'on a fait un maître, ou plutôt un tyran de ce qu'il était un esclave, on quittera cette erreur, et rétablissant les choses dans leur état naturel, la fin de cette révolte sera celle de la désolation publique. CHAPITRE SECOND Le ciel n'est pas si éloigné de la terre qu'il se trouve de distance entre la véritable idée que l'on doit avoir de l'argent et celle que la corruption en a établie dans le monde, et qui est presque reçue si généralement qu'à peine l'autre est-elle connue, quoique cet oubli soit une si grande dépravation qu'elle cause la ruine des États, et fait plus de destruction que les plus grands ennemis étrangers pourraient jamais causer par leurs ravages. En effet, l'argent, dont on fait une idole depuis le matin jusqu'au soir, avec les circonstances que l'on a marquées, et qui sont trop connues pour être révoquées en doute, n'est absolument d'aucun usage par lui-même, n'étant propre ni à se nourrir, ni à se vêtir; et aucun de tous ceux qui le recherchent avec tant d'avidité, et à qui, pour y parvenir, le bien et le mal sont également indifférents, n'est porté dans cette poursuite qu'afin de s'en dessaisir aussitôt, pour se procurer les besoins de son état ou de sa subsistance. Il n'est donc tout au plus et n'a jamais été qu'un moyen de recouvrer les denrées, parce que lui- même n'est acquis que par une vente précédente de denrées, cette intention étant généralement tant dans ceux qui le reçoivent que ceux qui s'en dessaisissent; en sorte que si tous les besoins de la vie se réduisaient à trois ou quatre espèces, comme au commencement du monde, l'échange se faisant immédiatement et troc pour troc, ce qui se pratique même encore en bien des contrées les métaux aujourd'hui si précieux ne seraient d'aucune utilité. Il n'y a même aucune denrée si abjecte, propre à nourrir l'homme, qui ne lui fût préférée en quelque quantité qu'elle se rencontrât, s'il était absolument défendu ou impossible au possesseur de s'en dessaisir, ce qui le réduirait bientôt au même état du Midas de la fable. Ce n'est donc que comme garant, tout au plus, des échanges et de la tradition réciproque qu'il a été appelé dans le monde, lorsque la corruption et la politesse ayant multiplié les besoins de la vie de trois ou quatre espèces qu'ils étaient dans son enfance jusqu'à plus de deux cents où: ils se trouvent aujourd'hui; ce qui fait que n'y ayant pas moyen que le commerce et le troc s'en fassent de main à main, comme dans ces temps d'innocence, et le vendeur d'une denrée ne trafiquant pas le plus souvent avec le marchand de celle dont il a actuellement besoin et pour le recouvrement de laquelle il se dessaisit de la sienne, l'argent alors vient au secours, et la recette qu'il en fait de son acheteur lui est une procuration, avec garantie, que son intention sera effectuée en quelque lieu que se trouve le marchand; et cela pour autant et sur un prix courant et proportionné à ce qu'il s'est dessaisi les mains de la denrée dont il était propriétaire : voilà donc l'unique fonction de l'argent, et chaque degré de dérogeance qu'on y admet, quoiqu'elle se voie aujourd'hui à un excès effroyable, est autant de déchet à la félicité d'un État. En effet, tant qu'il s'en tient là, non seulement il n'y a rien de gâté, et uploads/Finance/ dissertation-1704 1 .pdf
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- Publié le Mai 15, 2021
- Catégorie Business / Finance
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