La Fabrique des imposteurs L’imposteur est aujourd’hui dans nos sociétés comme

La Fabrique des imposteurs L’imposteur est aujourd’hui dans nos sociétés comme un poisson dans l’eau : faire prévaloir la forme sur le fond, valoriser les moyens plutôt que les fins, se fier à l’apparence et à la réputation plutôt qu’au travail et à la probité, préférer l’audience au mérite, opter pour le prag matisme avantageux plutôt que pour le courage de la vérité, choisir l’opportunisme de l’opinion plutôt que tenir bon sur les valeurs, pratiquer l’art de l’illusion plutôt que s’émanciper par la pensée critique, s’abandonner aux fausses sécurités des pro- cédures plutôt que se risquer à l’amour et à la création. Voilà le milieu où prospère l’imposture ! Notre société de la norme, même travestie sous un hédonisme de masse et fardée de publicité tapageuse, fabrique des impos- teurs. L’im posteur est un authentique martyr de notre environ- nement social, maître de l’opinion, éponge vivante des valeurs de son temps, fétichiste des modes et des formes. L’imposteur vit à crédit, au crédit de l’Autre. Sœur siamoise du conformisme, l’imposture est parmi nous. Elle emprunte la froide logique des instruments de gestion et de procédure, les combines de papier et les escroqueries des algo- rithmes, les usurpations de crédits, les expertises mensongères et l’hypocrisie des bons sentiments. De cette civilisation du faux-semblant, notre démocratie de caméléons est malade, enfermée dans ses normes et propulsée dans l’enfer d’un monde qui tourne à vide. Seules l’ambition de la culture et l’audace de la liberté partagée nous permettraient de créer l’avenir. ISBN : 979-10-209-0045-6 © Les Liens qui Libèrent, 2013 Roland Gori Roland Gori est professeur émérite de psychopathologie clinique à l’université d’Aix-Marseille et psychanalyste. Il a été en 2009 l’initiateur de l’Appel des appels. Il est l’auteur de nombreux livres parmi lesquels : La Dignité de penser ; De quoi la psychanalyse est- elle le nom ? et La Santé totalitaire. Roland Gori LA FABRIQUE DES IMPOSTEURS Éditions Les Liens qui Libèrent À tous ceux à qui j’ai soustrait ce temps de l’écriture, au premier rang desquels Marie-José qui m’a offert le sien. « La norme est porteuse […] d’une prétention de pou- voir. La norme, ce n’est pas simplement, ce n’est même pas un principe d’intelligibilité ; c’est un élément à partir duquel un certain exercice du pouvoir se trouve fondé et légitimé. Concept polémique – dit M. Canguilhem. Peut- être pourrait-on dire politique. En tout cas […] la norme porte avec soi à la fois un principe de qualification et un principe de correction. La norme n’a pas pour fonction d’exclure, de rejeter. Elle est au contraire toujours liée à une technique positive d’intervention et de transforma- tion, à une sorte de projet normatif. » Michel Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France, 1974-1975, Paris, Gallimard, 1999, p. 46. « Proposer pour les sociétés humaines, dans leur re- cherche de toujours plus d’organisation, le modèle de l’organisme, c’est au fond rêver d’un retour non pas même aux sociétés archaïques mais aux sociétés animales. » Georges Canguilhem, « Essai sur quelques problèmes concer- nant le normal et le pathologique » (1943) suivi des « Nouvelles Réflexions concernant le normal et le pathologique » (1963- 1966), in Le Normal et le Pathologique, Paris, Puf, 1979, p. 190. 11 Chapitre I Normes et impostures « Puisqu’en effet nous sommes le fruit de générations antérieures, nous sommes aussi le fruit de leurs égare- ments, de leurs passions, de leurs erreurs, voire de leurs crimes : il n’est pas possible de se couper tout à fait de cette chaîne. Nous aurons beau condamner ces égarements et nous en croire affranchis, cela n’empêchera pas que nous en sommes les héritiers 1. » Dans son dernier roman, Les Confessions du chevalier d’industrie Félix Krull 2, Thomas Mann nous offre le par- cours exemplaire d’un imposteur « épris du monde », comme l’indique la quatrième de couverture. Il convient de prendre très au sérieux cette qualification, « épris du monde », pour comprendre à quel point les imposteurs sont des martyrs, au sens étymologique du terme, des témoins de leur 1. Nietzsche, Considérations inactuelles, in Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2000, p. 519. 2. Thomas Mann, Les Confessions du chevalier d’industrie Félix Krull (1954), Paris, Albin Michel, 1991, p 30. 12 temps 1. Ce sont des martyrs de la civilisation des mœurs qu’ils imitent, cannibalisent, incorporent entre cuir et chair, martyrs de ses « grimaces » dont ils se parent, de ses valeurs dont ils s’emparent, de ses rites, de ses tics, promus fétiches désavouant une souffrance intime. Souffrance intime que l’environnement a placée à jamais hors de leur responsabilité subjective, les incitant bien souvent, sans qu’ils en aient conscience, à feindre et à dissimuler. Hypocrites, menteurs, fraudeurs, usurpateurs, les imposteurs ont besoin, plus que d’autres, de faire croire, de trouver un public, des victimes qui consentent à ce que le faux soit authentifié comme vrai, que le « pour rire » soit pris « pour de bon ». C’est une question de vie ou de mort pour celui qui ne détient la garantie de son existence que de la crédulité de celui qu’il dupe, crédulité indispensable pour que sa feinte parvienne à berner. Faute de quoi l’imposteur quitte la scène ou détruit le décor et le public devant lequel il paradait 2. Il y a derrière l’im- posture une scène de chasse où le gibier n’est pas celui que l’on croit, où le caméléon ne se dissimule qu’au regard du chasseur qu’il a désigné comme tel. Phyllis Grenacre 3, dont par ailleurs les travaux sur le féti- chisme ont fait date, a proposé un éclairage des plus pertinents sur la personnalité des imposteurs, sur leurs constellations familiales et sur leur « art de la mise en scène ». Il convient dès à présent d’insister sur ce point, l’imposteur est un martyr 1. C’est dans une toute autre perspective que celles de Patrick Avrane et d’Andrée Bauduin que je me situe en faisant de l’imposteur moins un cas psychopathologique qu’un martyr du drame social. Voir Patrick Avrane, Les Imposteurs. Tromper son monde, tromper soi-même, Paris, Seuil, 2009 et Andrée Bauduin, Psychanalyse de l’imposture, Paris, Puf, 2007. 2. Lyasmine Kessaci, « Le “Romand” de l’imposture », Cliniques méditerra- néennes, 2010, 81, p. 33-46. 3. Phyllis Greenacre, « Les Imposteurs », in Bela Grunberger (dir.), L’iden- tification. L’autre, c’est moi, Paris, Tchou, 1978, p. 267-285. 13 de la comédie sociale des mœurs qui, à un moment donné et dans une société donnée, œuvre pour fabriquer les iden- tifications, identifications au champ desquelles les sujets se précipitent pour construire leur singularité, assumer leurs par- ticularités et donner sans trop de conformisme à leur existence la continuité, la consistance, la durée et les repères sur lesquels ils déposent une signature à nulle autre pareille. Tel n’est pas le cas de l’imposteur, virtuose de l’apparence et de l’apparat, qui, par des identifications « immédiates 1 », des pseudo-iden- tifications 2, absorbe, véritable éponge vivante, les traits, les opinions, les valeurs, les discours d’autrui. Il ne s’agit plus pour l’imposteur d’identifications que le sujet digère, méta- bolise, transforme et, pour tout dire, transcende pour devenir lui-même. Non, la forme chez l’imposteur devient le fond, le ballet des silhouettes et des volutes successives, elle vient masquer ce sentiment de vide profond qu’ils avouent parfois ressentir et qu’éprouvent ceux qui les ont suffisamment approchés. Mais pas toujours car l’imposteur est passé maître dans l’art de l’illusion. Par ses emprunts aux couleurs de l’environnement, l’imposteur témoigne d’une exceptionnelle « adaptation à la réalité 3 » et, nageant dans les faux-semblants comme un poisson dans l’eau, respectueux plus que tout autre des règles, des procédures, des formes, il bénéficie souvent, jusqu’à ce qu’il soit démasqué, de l’estime de tous, ou presque. C’est le prototype de l’adaptation et de l’habileté sociale, le sujet idéal des façonneurs de comportements. Sentiment paradoxal du clinicien qui le reçoit : le sujet est plus que normal mais il y a quelque chose qui cloche 4. Malaise 1. Sigmund Freud cité in Bela Grunberger, op. cit., p. 90. 2. Ludwig Eidelberg, « Un cas de pseudo-identification » (1936), in Bela Grunberger, op. cit., p. 255-265. 3. Ibid., p. 256. 4. Cf. chapitre V de cet ouvrage. 14 qui saisit parfois le clinicien qui l’écoute, impression de vide, de facticité, de politesse exagérée ou de grossièreté surfaite selon l’identification du jour, mais toujours une vive et alerte capacité à faire ce qu’il faut, dans la situation clinique comme dans l’existence. On dit de lui qu’il est sympathique, mais on ne sait pas à quel point cette opinion est vraie, pas davantage que l’on ne sait à quel point son opinion est vraie. C’est d’ailleurs un homme qui sait profiter de l’opinion, de son propre pouvoir de convaincre. Du crédit qu’il parvient à obtenir dépend le profit de son entreprise. C’est dire à quel point l’imposteur est un homme qui vit à crédit : sa vie dépend du crédit que les autres lui accordent, de leur appréciation, de leur uploads/Finance/ la-fabrique-des-imposteurs.pdf

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  • Publié le Mar 17, 2021
  • Catégorie Business / Finance
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