Bernadette PÉCASSOU-CAMEBRAC LA PASSAGERE DU FRANCE Flammarion 2 Flammarion Edi
Bernadette PÉCASSOU-CAMEBRAC LA PASSAGERE DU FRANCE Flammarion 2 Flammarion Editions 7 Octobre 2009 ISBN : 9782081209046 3 Table des matières 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 4 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 Épilogue 5 1 Le Havre, 3 février 1962 Jamais elle n’avait pris la mer, pas même le moindre bateau. Mais elle avait souvent rêvé de partir un jour. — Qu’est-ce que vous faites, plantée là comme un as de pique ? Vous ne voyez pas que vous empêchez les autres de passer ! ? Sophie se retourna vivement, prête à remettre à sa place l’individu qui l’apostrophait. Mais quand elle le vit et le reconnut, elle eut un sourire gêné. Avancez donc, mademoiselle, ajouta-t-il alors d’une voix adoucie. De quoi avez-vous peur ? Des bateaux ou de l’aventure ? Faites un pas de plus et regardez autour de vous. Tenez, comme cet homme qui monte la passerelle d’un pas énergique et tourne la tête dans tous les sens ! On dirait qu’il cherche quelque chose, ou quelqu’un. Peut-être vous ? Qui sait ? 6 2 Dans le milieu des journalistes, le nom de celui qui venait de s’adresser à Sophie de façon un peu cavalière était en haut de l’affiche. On disait qu’il finirait sous la coupole et on l’appelait : l’Académicien. Après des années de métier il ne faisait que ce qui lui plaisait : écrire sur les traversées de l’Atlantique Nord à bord de magnifiques paquebots. Le Queen Mary lancé par la Cunard à la fin de la guerre, l’élégant Liberté de la Compagnie générale transatlantique, Vile de France si gracieux et le luxueux Normandie de la French Line, il les connaissait tous. Les grandes compagnies se méfiaient de sa plume mais l’invitaient à chaque voyage. Relier les grandes nations industrielles de l’Europe au Nouveau Monde était encore dans ces années 1960 un enjeu prioritaire, même si l’avion annonçait un changement majeur. Plus que jamais il fallait tenter de retenir la clientèle qui préférait rejoindre l’Amérique par les airs. Ce 3 février 1962, comme nombre de journalistes, artistes et autres personnalités, l’Académicien faisait partie des invités qui se massaient au fur et à mesure devant la passerelle du gigantesque paquebot, dernier-né de la Transatlantique : le France. Dans la file d’embarquement, on s’embrassait, on criait, on s’interpellait. Un petit homme à lunettes prenait des photographies dans tous les sens, une dame chic et blonde serrait dans ses bras un petit chien gémissant, un couple rieur s’enlaçait, un monsieur un peu fort râlait qu’on le bouscule, la fièvre du départ créait une joyeuse cohue. Sophie suivait du regard l’homme de la passerelle. Arrivé tout en haut il s’arrêta et se retourna face à la foule sur le port. Tranquillement, comme s’il avait tout le temps alors que la file trépignait d’impatience pour embarquer, il leva son bras et agita la main en signe d’au revoir. De loin on devinait son sourire. L’Académicien pointa du doigt la meute de photographes qui se tenait parquée au pied du navire : — Un conseil, mademoiselle, une fois à bord, si vous voulez passer à la postérité, faites comme lui. Quand ils choisiront un cliché, les photographes choisiront le plus symbolique. Entre les passagers qui 7 s’engouffrent bêtement dans le navire en ne montrant que leur dos et le geste élégant de cet homme, ils n’hésiteront pas. Je vous parie que demain il fera la une des quotidiens. Tout est parfait, le costume, la pose, le sourire radieux. La photo sera nette et aura de l’allure. On dirait qu’il fait tout pour ça. Sophie éclata de rire : — Mais cet homme dit tout simplement au revoir à quelqu’un. — Non, il ne dit au revoir à personne. — Qu’est-ce que vous en savez ? questionna Sophie, interloquée. Vous le connaissez ? — Non. Et pourtant, je vous le confirme, il salue dans le vide. — Saluer dans le vide alors qu’il y a une si grande foule, comment pouvez-vous dire une chose pareille ! insista Sophie. Vous savez qu’il est venu seul ? Vous le connaissez alors ? — Non, mais je connais les voyages en mer, répondit l’Académicien, et je connais les marins. Sur les océans les hommes ne sont pas toujours ce qu’ils sont à terre. Les rêves des uns, les illusions des autres, les drames, tant de choses resurgissent parfois. Croyez-moi, on améliore les navires, mais rarement la nature humaine. Et sur les bateaux elle se dévoile avec une incroyable précision. Il se tut et regarda la file élégante qui continuait à s’engouffrer dans le navire. Un court instant, il sembla oublier Sophie. — Dans cette foule, reprit-il d’une voix grave, il y a de tout. — Ce n’est pas nouveau, fit Sophie, contrariée par ce discours pessimiste. L’Académicien se reprit : — Vous avez raison, mais... regardez bien ce navire et souvenez-vous toujours de ceci : il est fait du meilleur de l’homme. Chaque fois que vous repenserez à lui, revoyez-le tel qu’il est là, au moment du premier départ dans sa force intacte. Le France est éblouissant ! Il avait prononcé les derniers mots avec une ferveur que Sophie jugea excessive. Elle n’insista pas. Pourquoi ce discours et ces recommandations ? La foule éclatait de joie et d’enthousiasme, pourquoi cet homme venait-il gâcher ce moment ? Le France emportait avec lui ce jour-là le meilleur de la France. Un art de vivre prestigieux, une élégance reconnue dans le monde entier, un incroyable savoir-faire et une immense confiance dans l’avenir ! Cet Académicien n’est qu’un rabat-joie, se dit-elle. Comme ces vieux qui pensent avoir tout vu et ressassent leurs propres rancoeurs. Elle reprit sa place dans la file et l’oublia qui bougonnait encore dans son dos. Les cheminées rouges de la Transatlantique claquaient sur le ciel bleu. Le navire étincelait sous le soleil. Il affichait le noir brillant et la 8 blancheur immaculée de sa ligne exceptionnelle. Un géant ! Une masse impressionnante d’une légèreté absolue. Le plus beau bateau du monde ! Sur le quai du Havre, on ne s’entendait plus, tout le monde criait et pleurait de joie, l’exaltation était à son comble. Émerveillée, Sophie ferma les yeux pour garder en elle la force de cet instant. Ce voyage allait être magnifique. Elle en avait la certitude. 9 3 — Tu as vu, Andrei, ils sont tous sur leur trente-et-un. Comme nous. Bien droit, les mains fièrement enfoncées dans les poches de son bleu de travail impeccable, Gérard rayonnait. Ému, il donna une bourrade amicale au camarade qui se tenait près de lui et qui observait, fasciné, l’incroyable libération d’enthousiasme que ce premier départ du France soulevait sur le quai du Havre. — Cette fois, Andrei, dit Gérard, la voix nouée par l’émotion, je sens que c’est la bonne ! Les anciens ont ramé toute leur vie sur des docks et des cargos pourris, mais nous, on rattrape le coup. On ne s’est pas battus pour rien ! Le France, c’est ce qui pouvait nous arriver de mieux. Il en avait les larmes aux yeux. Toute cette joie sur le quai, ces camarades qui étaient venus de Saint-Nazaire et de toute la France pour accompagner le chef-d’oeuvre des chantiers navals français, ça le remuait jusqu’au plus profond du coeur. Le France, c’était leur bateau. Le sien et celui de ses copains-là en bas sur le quai qui ne partiraient pas pour ce grand voyage mais qui applaudissaient et pleuraient de joie avec les femmes et les enfants. Il avait fallu des années de savoir, d’intelligence et de volonté pour que le France soit tel qu’il était là. Les hommes des chantiers de l’Atlantique avaient réalisé ce rêve, ils étaient les magiciens de la profession et, en cet instant plus que jamais, Gérard et Andrei étaient fiers d’appartenir à cette lignée. Leurs regards francs avaient la force de ceux qui se savent à leur juste place, légitimes. Andrei parlait peu, il écoutait Gérard. Il aimait sentir l’émotion de son ami, un hypersensible qui ne pouvait s’empêcher d’exprimer tout ce qu’il ressentait. Le bonheur comme le malheur atteignaient toujours Gérard de plein fouet et le mettaient à fleur de peau. À l’arrêt des machines, ils étaient sortis fumer une cigarette et regarder embarquer la longue file des passagers. Conscients du privilège qui était le leur de faire partie de l’équipage du France, ils profitaient du spectacle, debout dans l’ouverture d’une porte juste au-dessus de la ligne de flottaison, au bord du vide. Personne ne faisait attention à eux tant ils paraissaient minuscules, perdus dans le gigantisme de la coque. En se penchant et en levant le nez, Andrei pouvait deviner sur le pont tout le 10 personnel au garde-à-vous, les officiers de l’état-major dans leurs uniformes neufs. Le bateau lâchait de longues volutes blanches uploads/Finance/ la-passagere-du-france.pdf
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- Publié le Dec 03, 2021
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