1 Bruno DUMEZIL (Paris Ouest) et Thomas LIENHARD (IFHA), « Les Lettres austrasi
1 Bruno DUMEZIL (Paris Ouest) et Thomas LIENHARD (IFHA), « Les Lettres austrasiennes : dire, cacher, transmettre les informations diplomatiques au haut Moyen Âge » Résumé : La collection dite des Lettres austrasiennes préserve des correspondances diplomatiques échangées entre les règnes de Théodebert Ier (533-548) et de Childebert II (575-595). Le message d’État à État y apparaît marqué par l’effort d’expressivité puisque la lettre officielle doit pouvoir informer, séduire ou émouvoir. Des envois multiples permettent d’augmenter l’efficacité de la démarche. Pour autant, les diplomates francs savent également taire des informations, soit qu’ils préfèrent éviter de confier à l’écrit des éléments jugés dangereux, soit qu’ils entendent ralentir la négociation en cours. Face à l’écriture allusive des Lettres austrasiennes, le scribe carolingien qui a copié le seul manuscrit conservé a éprouvé des difficultés de compréhension. Pourtant, la transmission de la collection austrasienne témoigne d’intérêts persistants pour ces archives diplomatiques. « Un livre de quarante-trois lettres de différents évêques et rois, que j’ai trouvées à Trèves réunies en un seul livre1 ». Telle est, sous la plume d’un moine de Lorsch2, la première description de la collection connue sous le nom de Lettres austrasiennes. Si les différentes pièces qui forment cet ensemble ont été composées entre les années 470 et 590, l’unique manuscrit conservé, le Vaticanus Palatinus 869, ne date que du début du IXe siècle et provient de la grande abbaye de Lorsch. Les Lettres austrasiennes ont été plusieurs fois éditées depuis le XVIIe siècle3. Elles n’ont toutefois que rarement été appréhendées comme un document majeur pour l’histoire de la diplomatie mérovingienne et carolingienne4. Il est vrai que, dans la perception de la collection, les « lettres des Pères » ont largement éclipsé les « lettres des rois ». Les pièces les plus célèbres sont ainsi les quatre lettres de Remi de Reims, un homme qui n’a rien d’un diplomate et dont les horizons ne s’éloignent guère des frontières de sa province ecclésiastique5. Si l’on considère l’ensemble des épîtres, il est pourtant évident que les documents diplomatiques dominent largement dans la collection. Trois des lettres ont été adressées par les rois d’Austrasie à Byzance dans les années 5406 ; deux autres pièces évoquent la réaction politique franque face à la crise des Trois Chapitres ouverte par Justinien autour de l’année 5507 ; deux lettres témoignent des efforts entrepris par l’Austrasie pour contrôler les Lombards dans les années 560 et 5708 ; une lettre isolée adressée à la reine Brunehaut éclaire les négociations entre l’Austrasie et la Neustrie au moment de la guerre de 5759 ; enfin, un long dossier de vingt-trois lettres nous transmet une partie des échanges officiels entre l’Austrasie et Byzance entre 584 et 590, au moment de la captivité à Constantinople d’Athanagild, petit-fils de la reine Brunehaut10. Il faut par ailleurs ajouter que les lettres privées transmises par la collection austrasienne ont souvent pour auteurs des personnages connus pour leur activité diplomatique comme l’évêque Nizier de Trèves, le patrice Dynamius et le comte Gogo11. Certains de ces personnages sont d’ailleurs identifiés dans les adresses introductives comme des dictatores12, c’est-à-dire les rédacteurs des lettres officielles émises par les souverains et conservées par la collection. Les Lettres austrasiennes préservent ainsi quelques dossiers politiques et militaires de première importance, qu’il est possible de reconstituer à la lumière des chroniques franques et byzantines. Mais 1 G. BECKER, Catalogi bibliothecarum antiqui, Bonn, 1885, réimpr., Bruxelles, 1969, p. 115. Les lettres conservées sont en réalité au nombre de quarante-huit. Les pièces du recueil seront désormais désignées sous la forme LA. 2 Sur la datation du catalogue de Lorsch : B. BISCHOFF, Die Abtei Lorsch im Spiegel ihrer Handschriften, Lorsch, 1989, p. 18- 26. 3 L’édition la plus récente, et la meilleure, est celle d’E. MALASPINA, Il Liber epistolarum della cancellaria austrasica, Rome, 2001. 4 L’une des rares études en ce sens est celle de P. GOUBERT, Byzance avant l’Islam, t. II/1 : Byzance et les Francs, Paris, 1956. 5 M. ISAIA, Remi de Reims, Mémoire d’un saint, Histoire d’une Église, Paris, 2010, p. 115-175. 6 LA 18, 19 et 20. 7 LA 6 et 7. 8 LA 8 et 48. 9 LA 9. 10 LA 25-47. 11 LA 12, 13, 14, 17 et 22. 12 Voir LA 43 et 48. 2 elles permettent surtout d’appréhender les logiques de la communication entre deux cours éloignées : la lettre diplomatique sert en effet à informer ou à négocier, mais aussi à dissimuler certains points ou à nourrir l’incertitude. Le dossier oblige également à réfléchir aux raisons de la constitution de la collection et de sa transmission manuscrite : car apparemment certaines personnes, en des contextes déterminés, ont vu un intérêt à préserver les supports écrits d’une négociation depuis longtemps achevée. Commençons par écouter ce que les Lettres austrasiennes cherchent à dire, avant d’envisager ce qu’elles taisent. La première fonction d’un message diplomatique est en effet de marquer un échange entre deux interlocuteurs ; son contenu doit donc toujours se montrer significatif, même si l’information objective peut paraître insignifiante. D’abord, la lettre constitue généralement le message adressé par un roi à un autre roi. Elle a pour vocation de rendre présents l’un à l’autre les deux interlocuteurs. Pour mettre en scène cette réunion fictive, la missive diplomatique est généralement lue en public devant la cour étrangère. Une telle finalité impose que le message soit bref : il ne s’agit pas de s’attarder sur les détails de la négociation, mais de donner une tonalité générale au débat, si possible dans un style élevé qui impressionne le récepteur. De fait, la lettre officielle constitue, à sa façon, l’un des cadeaux offerts au souverain étranger et le dictator est toujours un bel esprit. Pour une démarche particulièrement sensible, la cour d’Austrasie demande ainsi au poète Venance Fortunat de rédiger une lettre au nom de Childebert II13. Dans ces conditions, le message d’État à État se montre plus idéologique que descriptif : dans les Lettres austrasiennes, on ne parle pas de détruire le royaume lombard mais de « libérer l’Italie14 » ; et il ne saurait être question d’alliance militaire de circonstance, mais plutôt d’agir « par affection entre catholiques15 »… Bref, on cherche à obtenir l’oreille du souverain étranger, à le séduire, à l’émouvoir, à emporter son adhésion. La lettre n’a pas de vocation didactique et ne constitue pas un memorandum dont le récepteur étudiera la solidité. L’épistolographie diplomatique ne se résume toutefois pas au message d’État à État. Le dossier austrasien montre que la missive principale est souvent accompagnée d’un groupe de lettres adressées aux membres de la cour étrangère. La personnalité la plus fréquemment visée est l’épouse du monarque : on écrit par exemple à l’impératrice pour lui demander de faire pression sur son mari16 ; on s’adresse également à la reine d’Austrasie lorsque la communication est coupée avec son époux17. Parfois, l’interlocuteur demande à la dame de transmettre au souverain, en privé, la teneur de la lettre envoyée, et d’user de son influence pour le gagner aux vues de l’émetteur18. Pour les chancelleries, la reine est toujours perçue comme une médiatrice de paix, à plus forte raison si elle est mère d’un prince qui doit un jour hériter de la situation géopolitique. Parmi les intervenants les plus sollicités, on trouve également les évêques influents ; sans surprise, on leur demande d’apporter leur concours aux réconciliations difficiles19. Toutefois, les Lettres austrasiennes, tout comme les Variae de Cassiodore20, laissent entendre que la chancellerie expéditrice ne se limite pas à ces envois. Dans le cas de l’ambassade de 587, les rois d’Austrasie n’hésitent pas à dépêcher plus d’une dizaine de lettres pour obtenir le succès de la légation. Elles visent d’abord la famille impériale, à savoir le basileus, son épouse, son père, sa belle- mère, son fils et son neveu21. D’autres lettres sont envoyées aux trois grands ministres du Palais impérial : questeur, curateur, maître des offices22. D’autres encore sont expédiées au patriarche, à l’apocrisiaire et à quelques hauts fonctionnaires choisis23. L’Austrasie informe également les otages à Byzance du développement de la négociation en cours24. 13 LA 43. 14 LA 40 : Italiam liberari. 15 LA 36 : studio catholice caritatis. 16 LA 44. 17 LA 9. 18 LA 8. 19 LA 31 et 45. 20 CASSIODORE, Variae X, 9-10 ; X, 19-21 ; X, 22-24 ; X, 32-35 ; A. GILLETT, « The Late Antique “ Diplomatic Bloc” », Aux origines d’une diplomatie méditerranéenne : les ambassadeurs, moyens humains de la diplomatie, éd. A. BECKER-PIRIOU et N. DROCOURT, Metz, à paraître. 21 LA 29, 30, 33 et 37. 22 LA 34, 35 et 36. 23 LA 31, 38 et 39. 24 LA 27 et 28. 3 Dans cette procédure d’envois multiples, il y a une part, parfaitement assumée, d’artificialité. En 587, le roi d’Austrasie écrit par exemple au prince porphyrogénète Théodose, alors que celui-ci est âgé de moins de deux ans25. Le message n’est certainement pas pour les yeux de ce bambin, mais pour ceux de son entourage. Apparemment, le roi d’Austrasie a tenu à montrer combien la personne d’un uploads/Finance/ lettres-austrasiennes.pdf
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- Publié le Nov 24, 2021
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