555 jeudi rouge © Jérôme Cazes, 2011 ISBN 978-2-84280-197-7 Il a été tiré de ce
555 jeudi rouge © Jérôme Cazes, 2011 ISBN 978-2-84280-197-7 Il a été tiré de cet ouvrage 100 exemplaires numérotés de 1 à 100, constituant l’édition originale. Exemplaire n° 555 Jérôme Cazes Éditions du Parc jeudi rouge Ce livre est une œuvre de pure fiction. Les noms, les personnages, les lieux, les organisations et les inci- dents évoqués sont les produits de l’imagination de l’auteur, ou sont utilisés dans un contexte fictif. Toute ressemblance avec des événements réels ou des personnages existants ou ayant existé relèverait de la pure coïncidence. editionsduparc@gmail.com ou sur le site www.editions-sepia.com 01 43 97 22 14 Éditions du Parc Prologue La trêve, avant un armistice ? Éditorial du Financial Times, 5 juillet Hier, les marchés financiers ont marqué une pause, profitant de la fermeture de Wall Street pour l’Independance Day : un effet de la fatigue, ou peut-être l’espoir collectif que le pire n’est pas toujours sûr. Depuis six semaines, l’économie mondiale est engagée dans une course à l’abîme que rien ne semble pouvoir arrêter. Les bourses ont chuté de plus de moitié, l’économie réelle s’arrête progressivement et détruirait actuellement un million d’emplois par jour. Nos lecteurs constateront que leur journal ne contient aujourd’hui aucune publi- cité, pour la première fois de son histoire. La coopération internatio- nale tourne à l’affrontement, à un moment où le monde n’a probable- ment jamais eu autant besoin de consensus. La pause d’hier dans la montée des spéculations financières évoque à ce journal une autre parenthèse : celle du 25 décembre 1914. Le temps d’une nuit de Noël, de la mer du Nord jusqu’à la frontière suisse, les soldats des deux côtés d’un front de presque cinq cents kilomètres avaient fraternisé. Et puis, très vite, politiques et géné- raux avaient fait repartir canons et mitrailleuses, forçant l’Europe à reprendre son interminable suicide au ralenti. Ce journal a toujours défendu le libre jeu des marchés financiers. Mais il est difficile aujourd’hui d’en ignorer les terribles limites. Puissent politiques et financiers entendre l’appel à la raison de ce 4 juillet. Première partie Lui 38 jours auparavant, le mardi 29 mai « La canicule s’installe sur Paris – trois personnes âgées sont encore mortes hier en région parisienne. » Le Parisien Il lui mentait. C’était peut-être la trentième fois qu’Éric posait la question. Et donc la trentième fois qu’il recevait la même réponse. Mais cette fois- là était différente... Éric n’aurait pas pu dire ce qui l’avait mis sur la piste. Quelque chose probablement dans le regard de son collègue quand il lui avait répondu « rien d’inquiétant ». Charles lui mentait. Quelque part dans l’économie mondiale une lampe rouge venait de s’allumer qui disait que la crise était imminente. Éric Pothier n’était pas un banquier classique : il s’était donné une mission. Éric était convaincu qu’une crise financière allait bien- tôt submerger l’économie mondiale, bien plus grave que les précé- dentes ; qu’elle serait due à la spéculation bancaire ; et que c’était son rôle de mettre en garde ses collègues banquiers. Il poursuivait cette crise comme le capitaine Achab poursuivait Moby Dick. Les crises reviennent, comme les baleines : il recroiserait sa route. Aujourd’hui, il était sûr de l’avoir vue souffler. Éric avait institué un petit rituel, à la fin de chaque comité mensuel des risques de la Banefi, le comité censé balayer les grands risques de la banque : il demandait à son collègue, le directeur des marchés, Charles Enjolas : – Charles, vois-tu venir quelque chose d’inquiétant sur tes radars ? 555 10 Et ce mardi, quand Charles avait répondu son habituel « rien d’inquiétant », Éric avait eu la brusque intuition qu’il lui mentait. Il essaya de se souvenir du début du comité des risques. C’était facile, la réunion avait été particulièrement terne : tous les indicateurs de la banque étaient au vert tendre... sauf ce comté américain. Il vérifia. – Charles, ce comté américain dont tu nous parlais tout-à-l’heure... – Foxwell, compléta Enjolas en souriant. – Oui, Foxwell. Tu nous as dit qu’il allait sans doute faire faillite. Il doit ressembler à beaucoup d’autres collectivités locales américaines, non ? – Beaucoup, en effet. – Et le total des prêts aux collectivités locales américaines est gigantesque ? – Trois mille milliards : le marché des munis pèse trois mille milliards de dollars. Enjolas prononçait « muniz », l’abréviation de « municipal bonds » : les obligations des collectivités locales américaines. Ceux qui avaient acheté ces obligations municipales avaient prêté aux villes, aux comtés ou aux États américains. Enjolas, le directeur des marchés, répondait de manière directe, sympathique. Il était d’ailleurs presque toujours amical et souriant. Éric le comparait à un chat : le poil souple et bien tenu, caressant, le mammifère avec lequel on se sent en empathie complète. Et puis un jour, quand on le surprend à déchiqueter vivant un oisillon avec le même air intéressé, appliqué et joueur, on mesure les dangers de l’empathie mal placée. Enjolas était ouvert, d’excellent contact, mais sans scrupules. Et avide. Comme un petit animal. Il en était à sa troisième banque et avait plus que doublé sa rémunération à chaque changement. L’année précédente il avait touché dix-sept millions d’euros, partie en cash, partie en actions : c’était plus que le président de la Banefi, Lenoir, et son directeur général, Gonon, additionnés. – Et donc, poursuivait méthodiquement Éric, cette faillite va inquiéter beaucoup d’investisseurs qui ont des munis ? Le physique austère d’Éric, légèrement prophétique, cadrait bien avec la mission qu’il s’était attribuée : grand, maigre, des cheveux gris bouclés, des yeux sombres enfoncés dans le visage. Son élocution aussi, rapide, passionnée, vous mettait sur la piste. Éric était athée, mais on l’imaginait facilement montant en chaire. 11 38 jours auparavant, le mardi 29 mai Éric s’entendait plutôt bien avec Enjolas, mais il agaçait certains de ses collègues : un banquier n’est déjà pas forcément facile à vivre, alors un banquier avec une mission... Achab à la poursuite de sa baleine ne devait pas être agréable tous les jours non plus. Enjolas voyait parfaitement où Éric voulait en venir. Il se mit à rire. – Arrête l’interrogatoire, Éric, j’avoue ! C’est vrai, il y a pas mal de collectivités locales américaines qui voudraient bien se mettre en faillite. Leurs contribuables riches sont partis, les pauvres sont au chômage, ils n’ont plus de base fiscale. Les fonds de pension de leurs fonctionnaires sont vides. Aucune n’a encore trouvé l’astuce juridique pour arrêter de rembourser sans trop de risques pour ses élus. Si le système de Foxwell tient la route, elles vont se reposer la question. Et tous ceux qui détiennent des munis vont s’inquiéter. – Cela ne te gênerait pas vraiment... Enjolas jeta un regard de connivence à Éric. – Ce serait une excellente nouvelle pour la banque. Les munis sont un gros marché sans aucun intérêt : beaucoup trop stable. S’il bougeait, on commencerait à s’amuser et à gagner un peu d’argent. Enjolas donnait à tout ce qu’il faisait l’air d’un jeu, exactement comme un jeune chat. – C’est gentil de te préoccuper des marchés, Éric. Gonon, le directeur général de la banque, et à ce titre président du comité des risques, venait s’interposer dans leur dialogue, visiblement mécontent. Mais il était toujours mécontent. Éric le comparait à ces poules hirsutes à qui une couronne de plumes dressées en bataille sur la tête donne l’air perpétuellement furieux, comme si on venait de leur marcher sur la patte. Gonon était une énorme poule hirsute d’un mètre quatre-vingt-dix, avec l’œil noir et la silhouette massive d’un empereur romain de la décadence. – Éric, l’économie mondiale est bien repartie, elle est solide, pour- suivait Gonon en posant ses deux larges mains bien à plat sur la table, comme pour marquer que l’économie était aussi stable que la table de leur réunion. La confiance est revenue. Éric ne put résister au plaisir de le provoquer un peu. – C’est vrai et c’est exactement ce qui m’inquiète. Les catastrophes arrivent quand on est tous confiants, pas quand on est sur le qui-vive. 555 12 – La situation est sous contrôle, insista Gonon. Si crise il y a, ce sera une petite crise pour l’économie et une grande opportunité pour nous, Charles te l’a dit. Il conclut en regardant sa montre : – Ce comité a déjà beaucoup duré, on s’arrête là. Merci à tous. Éric se hâta vers l’ascenseur. Les bureaux de la Serfi, la filiale de la Banefi qu’il dirigeait, étaient dans un autre immeuble de la Défense, à une dizaine de minutes à pied. En sortant, il fut saisi par la chaleur après l’air conditionné des bureaux. Cette fin mai était caniculaire. Il se trouvait un peu en arrière de la Grande Arche. Il prit la passe- relle reliant le terre-plein de la tour Banefi à la grande dalle. Il sortit son BlackBerry et commença en marchant à écrire des mails avec son pouce droit, son dossier sous le bras gauche. Les piétons cheminaient au pied des tours comme des fourmis en perpétuel mouvement, uploads/Finance/ livre-555-interieur 1 .pdf
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- Publié le Jan 07, 2023
- Catégorie Business / Finance
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