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Genre, sexualité & société 14 | Automne 2015 : Varia Articles Mobilisation de femmes chinoises migrantes se prostituant à Paris. De l’invisibilité à l’action collective The Mobilization of Migrant Chinese Women who prostitute in Paris. From invisibility to collective action. HÉLÈNE LE BAIL Résumés Français English Cet article décrit comment des migrantes chinoises se prostituant à Paris, encore invisibles il y a quelques années, se sont fait remarquer dans les manifestations de travailleuses/eurs du sexe en 2013, ont été consultées par les autorités nationales et locales et ont créé une association communautaire en 2014. Trois facteurs de mobilisation sont décrits : une identité collective construite sur une expérience migratoire fortement stigmatisée ; le soutien d’un partenaire associatif militant ayant mobilisé des ressources pratiques, politiques et médiatiques ; enfin, un contexte de réforme législative sur la prostitution et de mobilisation plus large des associations de travailleuses/eurs du sexe en France qui a représenté une fenêtre d’opportunité. L’analyse chronologique des données de terrain met avant tout en évidence un processus de mobilisation soulignant la synergie entre un groupe de femmes chinoises en quête de reconnaissance et un programme humanitaire militant de l’ONG Médecins du Monde. Almost invisible in the Parisian urban landscape a few years ago, the Chinese sex workers have attracted lots of attention since 2013 due to their involvement in the recent demonstrations against a new bill on sex work. Since then, the Chinese women, mostly irregular residents, were invited by elected representatives on local and national level and they created a sex worker collective at the end of 2014. To explain the rallying of highly stigmatized and precarious migrant women, three factors can be studied. Firstly, those women share a collective identity based on a common migration experience which is highly stigmatized. Secondly, they have the support of a well-established NGO which mobilized practical, political and media resources for them. Thirdly, their mobilization took place in a period of legislative reform and of broader mobilization among sex workers’ groups, which was a window of opportunity. The article proposes a chronological account of the mobilization process which underlines the synergy between the quest of legitimacy by the Chinese migrants and the militant approach of a humanitarian NGO, Doctors of the World. Entrées d’index Mots-clés : migration, Chine, prostitution, action collective, santé communautaire Keywords : migration, China, sex work, collective action, community health Texte intégral Introduction 17 décembre 2014, journée internationale de lutte contre les violences faites aux travailleuses et travailleurs du sexe, le rassemblement annuel s’organise à Belleville avec un nouvel acteur : une association de femmes chinoises travaillant dans le quartier, Les Roses d’Acier. 1 « La présidente brandit fièrement le poing : “Les roses, c’est le symbole de la féminité. Et l’acier, c’est pour exprimer l’idée qu’on est fortes.” Elles attendent une centaine de travailleuses du sexe, ce 17 décembre, à Belleville. »1 2 Il y a seulement dix ans, ces femmes étaient peu nombreuses, très isolées. Encore aujourd’hui, beaucoup sont en situation de séjour irrégulier, dans des conditions économiques précaires, ne parlent quasiment pas français et sont peu intégrées dans les communautés chinoises du quartier. Comment expliquer qu’en l’espace d’une dizaine d’années des femmes invisibles dans les débats sur la prostitution se retrouvent en tête des manifestations à Paris, créent leur association en 2014, inventent leur propre forme d’action collective, pacifique et symbolique (le balayage des rues de Belleville2), soient auditionnées par le Sénat et s’expriment dans de nombreux médias ? 3 Les travaux sur les prostitué(e)s d’une part (Mathieu 2001), sur les sans-papiers d’autre part (Siméant 1998), ont montré combien le passage à l’action collective pour des personnes fortement marginalisées était incertain, voire improbable. Or, les femmes chinoises sans-papiers se prostituant à Paris cumulent les deux formes de marginalité et font ainsi face à l’imbrication de rapports de domination lié au genre, à leur activité stigmatisée et à leur statut de migrante. L’étude de leur mobilisation nous permet de contribuer aux travaux qui questionnent l’impact de la migration sur les rapports sociaux de genre. Alors que nombre de ces femmes migrent « grâce » à la mondialisation d’une division genrée du travail pour remplir des emplois du « care » (Sassen 2001 ; Falquet et al. 2010), certains travaux insistent sur la réification des inégalités entre hommes et femmes, et sur le renforcement des relations de domination et d’exploitation (Parreñas 2001 ; Ehrenreich et Hochschild 2004), d’autres constatent que ces migrations favorisent un gain d’autonomie pour les femmes (Constable 2005 ; Bélanger et Tran 2011). Cette polarisation des points de vue est particulièrement forte dans le cas des travailleuses du sexe migrantes (Dorlin 2003 ; Guillemaut 2006 ; Agustín 2007 ; Liu 2011). Notre démarche est certes de prendre en compte des situations imbriquant plusieurs formes de rapports de domination (Falquet et al. 2006 ; Kergoat 2009) et de décrire, hors des perspectives moralisantes, comment ces rapports de pouvoir sont construits par des politiques migratoires et sécuritaires qui renforcent les stigmas (en particulier celui de « putain », Pheterson 2001). Mais la démarche est aussi de souligner que ces rapports de forces ne sont pas stables et que les migrantes les font évoluer grâce à leur émancipation (Miranda, Ouali, Kergoat 2012) illustrée, ici, par la capacité à se mobiliser. Nous nous inscrivons en cela dans la continuité des travaux de Morokvasic en soulignant comment la capacité de choix et d’action des femmes ne doit pas être oubliée même dans des situations évidentes de domination (Morokvasic 1975, 2010) et combien les rapports de genre peuvent être mobilisés comme une ressource ainsi que cela a déjà été démontré dans le cas des migrantes chinoises en France (Levy et Lieber 2009), au Japon (Le Bail 2012) ou à l’intérieur de la Chine (Liu 2011). 4 Dans cet article nous souhaitons étudier le processus par lequel les prostituées chinoises s’émancipent et font entendre leur voix malgré une situation de forte 5 Facteurs de mobilisation : identité collective, partenaires associatifs et contexte de réforme. Des migrantes isolées, des travailleuses stigmatisées stigmatisation. Nous avons pour cela recours aux outils de la sociologie de l’action collective afin de mettre en évidence, dans la continuité des travaux de Siméant et de Mathieu évoqués ci-dessous, et dans la tradition des travaux sur la mobilisation des ressources (Neveu 2002), que le passage à l’action nécessite des intermédiaires pour aider à l’acquisition des ressources. Nous faisons l’hypothèse que l’éthique de travail d’une ONG engagée auprès des femmes chinoises se prostituant à Paris a joué un rôle clé dans leur passage à l’action collective. Ainsi, dans une première partie, tout en revenant sur les caractéristiques propres du groupe concerné, nous décrirons pourquoi l’ONG Médecins du Monde a pu être un partenaire clé en faveur de leur mobilisation, mais aussi combien le contexte législatif et de mobilisation plus large des travailleuses/eurs du sexe a représenté une fenêtre d’opportunité et orienté les modes de passage à l’action. 6 La seconde partie proposera un analyse chronologique des données de terrain3 afin de décrire le processus de mobilisation soulignant la synergie entre des femmes chinoises en quête de reconnaissance et un programme humanitaire militant. 7 Cette première partie pose trois éléments de contexte qui permettent de comprendre le processus de mobilisation des femmes chinoises au cours des dix dernières années. Nous verrons, premièrement, comment l’isolement de ces femmes qui migrent seules a été compensé par une expérience migratoire commune fortement stigmatisée leur permettant aujourd’hui de mobiliser une identité collective. Deuxièmement, l’identité militante d’un partenaire associatif clé, Médecins du Monde, a été décisive dans la mobilisation des ressources pratiques, politiques et médiatiques. Enfin, le contexte de réforme législative sur la prostitution, de débats sur les présupposés qui doivent décider des choix politiques et de mobilisation plus large des associations de travailleuses/eurs du sexe en France a représenté une fenêtre d’opportunité. 8 Les femmes chinoises qui se prostituent à Paris ne représentent bien sûr qu’une petite part des migrantes chinoises en France. Leur parcours migratoire explique leur marginalité dans la société française, ainsi que dans la population chinoise de Paris. La quasi-totalité de ces femmes est venue sans contact de proches en France, faisant le voyage seules grâce à un visa d’affaire ou de tourisme. Elles sont originaires de régions chinoises qui n’ont pas de tradition migratoire4 et donc pas de réseaux de connaissances et elles se trouvent souvent, selon les témoignages, dans des situations de conflit, d’exploitation ou de rejet de la part de Chinois originaires d’autres régions5. En général, ces migrantes chinoises sont venues dans le but de financer un projet (l’éducation des enfants, leurs installation matérielle en vue du mariage, etc.) ou de surmonter des dépenses exceptionnelles (frais médicaux d’un membre de leur famille, dettes, etc.) (Lévy 2012, Lévy et Lieber 2009). C’est à la fois la difficulté du marché du travail ethnique et leur projet financier au pays qu’elles évoquent pour légitimer leur décision de se prostituer. 9 Par ailleurs, leur marginalisation dans la société française est aussi le fait de leur statut de résidence et de leur activité. Selon uploads/Finance/ mobilisation-de-femmes-chinoises-migrantes-se-prostituant-a-paris-de-l-x27-invisibilite-a-l-x27-action-collective 1 .pdf

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  • Publié le Apv 26, 2021
  • Catégorie Business / Finance
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