dossier Un « libéralisme scientifique » contre les gauches La réception du néo-
dossier Un « libéralisme scientifique » contre les gauches La réception du néo-libéralisme américain en France dans les années 1970 Kevin Brookes La défense de l’économie libérale ne sera efficace que si ses partisans sont capables d’opposer aux prétentions scientifiques des “anti-économistes” et de leurs sympathisants un nouvel approfondissement théorique et scientifique des bases mêmes de leur philosophie politique. Il n’est pas question de dévaloriser l’importance de l’action politique et idéologique traditionnelle. Mais je suis convaincu que la survie, dans notre pays, d’un type de société libérale dépend de notre capacité à redécouvrir l’intérêt stratégique de la recherche économique. Henri Lepage, Demain le capitalisme 1. L e journaliste économique Henri Lepage exprime bien, à travers cet extrait de son best-seller Demain le capitalisme, la manière dont les promoteurs français du néo-libéralisme ont œuvré à la diffusion de cette idéologie dans l’univers intellectuel et politique français à partir des années 1970. Il s’agissait, dans le contexte de l’époque, de répondre à des doctrines concurrentes diffusées dans le sillage du Parti socialiste, mais également de justifier les vertus de l’économie de marché en se parant d’une légiti- mité scientifique fondée sur la recherche en science économique d’origine nord-américaine. L’objectif de cet article est d’analyser les conditions de la réception de ce néo-libéralisme en étudiant spécifiquement les média- teurs principaux de cette pensée : le groupe des Nouveaux économistes fondé au milieu des années 1970. Le terme « néo-libéralisme » est consacré pour la première fois lors du colloque Walter Lippmann en 1938 pour désigner une entreprise de réno- vation doctrinale en rupture avec le libéralisme classique manchestérien développé au 19e siècle 2. Cependant, le sens de ce label a évolué. Défini dans un premier temps par ses théoriciens comme une tentative de réno- vation doctrinale en rupture avec le « laissez-faire » du siècle précédent, il est devenu, au sortir des Trente Glorieuses, un terme souvent employé 1 - Henri Lepage, Demain le capitalisme, Paris, Hachette, 1978, p. 12-13. 2 - Serge Audier, Le colloque Lippmann : aux origines du « néo-libéralisme », Lormont, Le Bord de l’Eau, 2012 ; François Denord, « Aux origines du néo-libéralisme en France. Louis Rougier et le colloque Walter Lippmann de 1938 », Le mouvement social, vol. 195, no 2, 2001, p. 9-34. par des intellectuels critiques pour qualifier ce qui serait un fondamentalisme de marché mis en application dans la plupart des Pays occidentaux 3. Nous mobilisons le terme dans cet article pour renvoyer au travail doctrinal entrepris aux États-Unis au milieu du 20e siècle par des intellectuels autrichiens et amé- ricains. Malgré leurs différences épistémologiques, ces derniers ont pour point commun de poser les bases d’un libéralisme critique du développement de l’État-providence et des politiques interventionnistes menées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale 4. Le néo-libéralisme peut se définir aussi bien comme un programme de recherche (analyse positive de la société telle qu’elle est à partir des outils de la science économique) que comme une idéologie (théorie normative de la société telle qu’elle devrait être) 5. La « nouveauté » implicite dans le préfixe néo de cette doctrine renvoie à trois éléments : le contexte historique défavorable dans lequel ces théories s’élaborent à partir des années 1930, le nouveau type de scientificité dont elles se parent, et une radi- calisation qui se traduit par la volonté de renouer avec les sources intellectuelles du libéralisme économique. Si l’histoire internationale du néo-libéralisme est désormais bien docu- mentée 6, et si la genèse de sa version française l’est tout autant 7, les modalités de la réception de la version états-unienne de cette idéologie en France le sont beaucoup moins. Cet article propose de rompre avec l’histoire « continuiste » du néo-libéralisme qui fait remonter la genèse du néo-libéralisme aux années 1930 et appréhende les modalités de sa diffusion à partir d’une sociologie des réseaux, délaissant les différences doctrinales importantes entre ses différents courants et les moments de rupture idéologique dans sa promotion. Adoptant une démarche plus compréhensive, il montrera au contraire que celui-ci a connu une rupture historique dans les années 1970 à la faveur d’une forme « d’import-export intellectuel 8 » des États-Unis vers la France porté par un groupe d’une douzaine d’économistes constitués dans l’objectif de promouvoir 3 - Sur l’évolution de la signification associée à ce terme voir Arnaud Brennetot, « Géohistoire du néolibéralisme », Cybergeo: European Journal of Geography, 2013, https://cybergeo. revues.org/26071 ; Serge Audier, Néo-libéralisme(s) : une archéologie intellectuelle, Paris, Grasset, 2012 ; Taylor C. Boas et Jordan Gans-Morse, « Neoliberalism: From new liberal philo- sophy to anti-liberal slogan », Studies in Comparative International Development, vol. 44, no 2, 2009, p. 137-161. 4 - Le néo-libéralisme se divise en quatre écoles principales : l’École de Chicago, l’École des choix publics de l’Université de Virginie, l’École autrichienne d’économie et les libertariens (qui se distinguent par leur radicalité et leur argumentation qui repose sur des fondements philosophiques). 5 - Maurice Lagueux, « Le néo-libéralisme comme programme de recherche et comme idéo- logie », Cahiers d’économie politique, no 16-17, 1989, p. 129-152. 6 - Angus Burgin, The Great Persuasion: Reinventing Free Markets since the Depression, Cam- bridge, Harvard University Press, 2012 ; Serge Audier, Néo-libéralisme(s)..., op. cit. ; Philip Mirowski et Dieter Plehwe (dir.), The Road from Mont Pèlerin: The Making of the Neoliberal Thought Collective, Cambridge, Harvard University Press, 2009. 7 - François Denord, Néo-libéralisme, version française. Histoire d’une idéologie politique, Paris, Demopolis, 2007. 8 - Pierre Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 145, no 5, 2002, p. 3-8. 72 - Kevin Brookes l’École de Chicago et l’École des choix publics. Les Nouveaux économistes français ont opéré un processus de retraduction et de réappropriation du néo- libéralisme privilégiant sa version radicalisée et positiviste théorisée sur les campus américains, rompant ainsi avec le néo-libéralisme tel qu’il s’était déve- loppé à l’origine sous l’influence d’intellectuels français et allemands. L’article s’attachera à défendre, en se basant sur un travail empirique fondé sur des sources inédites, l’intérêt pour l’historien des idées d’adopter une démarche contextuelle combinant la lecture interne des textes et l’analyse du contexte de leur production et de leur diffusion en dehors du monde académique pour saisir la circulation d’une idéologie 9. Pour comprendre quelles idées néo-libérales ont été importées par les Nou- veaux économistes et comment ils en ont fait la promotion en les mettant à l’agenda du débat public, nous avons mis au point un protocole d’enquête permettant d’aller au-delà de l’analyse internaliste de leurs œuvres de vulgari- sation. Notre étude se fonde sur des recherches menées sur les passeurs français de ce néo-libéralisme à partir de quatre types de sources. Tout d’abord la consultation de la production des Nouveaux économistes, avec une attention particulière accordée aux préfaces, aux introductions, aux notes de bas de page pour comprendre pourquoi et contre qui ils écrivent. Nous avons passé aux cribles la presse de l’époque relatant les débats dans lesquels ils se sont impli- qués pour saisir leur stratégie de diffusion et de publication. Nous avons réalisé, en complément, un travail sur des fonds d’archives personnelles 10, mais éga- lement institutionnelles tels que celles de la Société du Mont Pèlerin 11 de l’Asso- ciation pour la Liberté économique et le Progrès Social (ALEPS), fondée en 1966 par des chefs d’entreprises, permanents patronaux, et universitaires, et qui regroupe la plupart des membres français de la Société du Mont Pèlerin. Nous avons enfin mené une série d’entretiens avec des économistes néo-libé- raux et acteurs politiques, vulgarisateurs de cette pensée, dans une démarche visant à rendre compte de leurs stratégies et représentations 12. Notre démonstration s’opère en trois temps : les néo-libéraux français se sont posés en innovateurs dans le champ de la science économique française (première partie), pour ensuite mobiliser le néo-libéralisme comme réponse aux critiques adressées par des intellectuels du Parti socialiste à la science éco- nomique et plus généralement au capitalisme (deuxième partie), et ont porté ces idées dans le champ politique en prenant directement part au débat public entraîné par les élections législatives de 1978 (troisième partie). 9 - À l’instar de Gwendal Châton et Sebastien Caré, « Néolibéralisme(s) et démocratie(s) », Revue de philosophie économique, vol. 17, no 1, 2016. 10 - Celles de l’économiste Jacques Rueff aux Archives Nationales (579/AP), les archives per- sonnelles de Serge Schweitzer, Maître de Conférences en sciences économiques, qui a mis à disposition la documentation qu’il a conservée sur les Nouveaux économistes depuis les années 1970. 11 - Conservées au Liberaal Archief à Gand en Belgique. 12 - Pascal Salin, Henri Lepage, Florin Aftalion, Georges Lane, Jacques Garello, François de Sesmaisons, Jean-Jacques Rosa, Alain Laurent, André Fourçans, Guy Sorman, Serge Schweitzer et Gérard Bramoullé. Un « libéralisme scientifique » contre les gauches - 73 I. La genèse du groupe des Nouveaux économistes : une initiation à la science économique américaine Le néo-libéralisme français connaît après la guerre une traversée du désert en n’étant porté que par une juxtaposition d’individualités comme l’écono- miste uploads/Finance/ un-liberalisme-scientifique-contre-les-g.pdf
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- Publié le Dec 24, 2022
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