varia MICHAEL LÖWY Le capitalisme comme religion : Walter Benjamin et Max Weber
varia MICHAEL LÖWY Le capitalisme comme religion : Walter Benjamin et Max Weber P armi les papiers inédits de Walter Benjamin publiés en 1985 par Ralph Tiedemann et Her- mann Schweppenhäuser dans le volume VI des Gesammelte Schriften (Suhrkamp Verlag), il y en a un qui est par- ticulièrement obscur, mais qui semble d’une étonnante actualité : « Le capitalisme comme religion ». Il s’agit de trois ou quatre pages, contenant aussi bien des notes que des références bibliographiques ; dense, paradoxal, parfois hermétique, le texte ne se laisse pas faci- lement déchiffrer. Comme il n’était pas destiné à publication, son auteur n’avait, bien entendu, aucun besoin de le rendre lisible et compréhensible... Les commentaires suivants sont une tentative par- tielle d’interprétation, fondée plutôt sur des hypothèses que des certitudes, et laissant certaines « zones d’ombre » de côté. Le titre du fragment est directement emprunté au livre d’Ernst Bloch, Thomas Münzer, théologien de la Révolution, publié en 1921 ; dans la conclusion du chapitre dédié à Calvin, l’auteur dénonçait dans la doctrine du réformateur genevois une manipulation qui va « détruire complètement » le christianisme et introduire « les éléments d’une nouvelle “religion”, celle du capitalisme érigé au rang de religion (Kapi- talismus als religion) et devenu l’Église de Mammon 1. » 1. Ernst Bloch, Thomas Münzer, théologien de la Révolution, Paris, 10/18, 1964, trad. de l’all. par Maurice de Gandillac, p. 182-183. Cf. E. Bloch, Thomas Münzer als Theologue Raisons politiques, no 23, août 2006, p. 203-219. © 2006 Presses de la Fondation nationale des sciences politiques. 2006/3 - N° 23 Raisons politiques Nous savons que Benjamin a lu ce livre, puisque dans une lettre à Gershom Scholem du 27 novembre 1921 il raconte : « Récemment il [Bloch] m’a donné, lors de sa première visite ici, les épreuves complètes du “Münzer” et j’ai commencé à les lire 2. » Il semblerait donc que la date de rédaction du fragment n’est pas le « milieu de 1921 au plus tard », comme indiqué par les éditeurs, mais plutôt fin 1921. Soit dit en passant, Benjamin ne partageait pas du tout la thèse de son ami sur une trahison calviniste/protes- tante du véritable esprit du christianisme 3. Le texte de Benjamin est, de toute évidence, inspiré par L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber ; cet auteur est deux fois cité, d’abord dans le corps du document, et ensuite dans les notices bibliographiques, où se trouve mentionnée l’édition de 1920 des Gesammelte Aufsätze sur Religionssoziologie, ainsi que l’ouvrage d’Ernst Troeltsch, Die Soziallehren der christli- chen Kirchen und Gruppen, édition de 1912, qui défend, sur la question de l’origine du capitalisme, des thèses sensiblement iden- tiques à celles de Weber. Cependant, comme nous verrons, l’argu- ment de Benjamin va bien au delà de Weber, et, surtout, il remplace sa démarche « axiologiquement neutre » (Wertfrei) par un fulminant réquisitoire anticapitaliste. « Il faut voir dans le capitalisme une religion » : c’est avec cette affirmation catégorique que s’ouvre le fragment. Il s’ensuit une réfé- rence, mais aussi une prise de distance par rapport à Weber : « Démontrer la structure religieuse du capitalisme – c’est à dire démontrer qu’il est non seulement une formation conditionnée par la religion, comme le pense Weber, mais un phénomène essentiel- lement religieux – nous entraînerait encore aujourd’hui dans les détours d’une polémique universelle démesurée ». Plus loin dans le texte la même idée revient, mais sous une forme quelque peu atté- nuée, en fait plus proche de l’argument wébérien : « Le christia- nisme, à l’époque de la Réforme, n’a pas favorisé l’avènement du capitalisme, il s’est transformé en capitalisme ». Ce n’est pas telle- ment loin de la conclusion de L’éthique protestante ! Ce qui est plus novateur c’est l’idée de la nature proprement religieuse du système der Revolution, 1921, Francfort, Suhrkamp Verlag, 1962. Dans cette réédition Bloch a remplacé « Église de Satan » par « Église de Mammon ». 2. Walter Benjamin, Gesammelte Briefe, Francfort, Suhkamp, vol. II, p. 212-213. 3. Sur le rapport de Benjamin à Bloch à ce sujet, cf. Werner Hammacher, « Schuldges- chichte », in Dirk Baecker, Kapitalismus als Religion, Berlin, Kulturverlag Kadmos, 2003, p. 91-92. 204 – Michael Löwy capitaliste lui-même : il s’agit d’une thèse bien plus radicale que celle de Weber, même si elle s’appuie sur beaucoup d’éléments de son analyse. Benjamin continue : « Nous ne pouvons pas resserrer le filet dans lequel nous sommes pris. Plus loin cependant, ce point sera rapidement abordé ». Curieux argument... En quoi cette démonstration l’enfermerait dans le filet capitaliste ? En fait, le « point » ne sera pas « abordé plus loin » mais tout de suite, sous forme d’une démonstration, en bonne et due forme, de la nature religieuse du capitalisme : « On peut néanmoins d’ores et déjà reconnaître dans le temps présent trois traits de cette structure reli- gieuse du capitalisme ». Benjamin ne cite plus Weber, mais, en fait, les trois points se nourrissent d’idées et d’arguments du sociologue, tout en leur donnant une portée nouvelle, infiniment plus critique, plus radicale – socialement et politiquement, mais aussi du point de vue philosophique (théologique ?) – et parfaitement antagonique à la thèse wébérienne de la sécularisation. « Premièrement, le capitalisme est une religion purement cultuelle, peut-être la plus extrêmement cultuelle qu’il y ait jamais eu. Rien en lui n’a de signification qui ne soit immédiatement en rapport avec le culte, il n’a ni dogme spécifique ni théologie. L’uti- litarisme y gagne, de ce point de vue, sa coloration religieuse 4. » Donc, les pratiques utilitaires du capitalisme – investissement du capital, spéculations, opérations financières, manœuvres bour- sières, achat et vente de marchandises – sont l’équivalent d’un culte religieux. Le capitalisme ne demande pas l’adhésion à un credo, une doctrine ou une « théologie », ce qui compte ce sont les actions, qui relèvent, par leur dynamique sociale, de pratiques cultuelles. Benjamin, un peu en contradiction avec son argument sur la Réforme et le christianisme, compare cette religion capitaliste avec le paganisme originaire, lui aussi « immédiatement pratique » et sans préoccupations « transcendantes ». Mais qu’est-ce qui permet d’assimiler ces pratiques économi- ques capitalistes à un « culte » ? Benjamin ne l’explique pas, mais il utilise, quelques lignes plus bas, le terme d’« adorateur » ; on peut donc considérer que le culte capitaliste comporte certaines divinités, 4. W. Benjamin, « Le capitalisme comme religion », in W. Benjamin, Fragments philo- sophiques, politiques, critiques, littéraires, édité par Ralph Tiedemann et Hermann Schwepenhäuser, trad. de l’all. par Christophe Jouanlanne et Jean-François Poirier, Paris, PUF, 2000, p. 111-113. Toutes les références au fragment concernent ces trois pages, je m’abstiens donc de citer à chaque fois la page concernée. Le capitalisme comme religion – 205 qui sont l’objet d’adoration. Par exemple : « Comparaison entre les images de saints des différentes religions et les billets de banque des différents États ». L’argent, en forme de papier-monnaie, serait ainsi l’objet d’un culte analogue à celui des saints des religions « ordi- naires ». Il est intéressant de noter que, dans un passage de Sens Unique, Benjamin compare les billets de banque avec des « façades de l’enfer » (Fassaden-Architektur der Hölle) qui traduisent « le saint esprit de sérieux » du capitalisme 5. Rappelons que dans la porte – ou la façade – de l’enfer de Dante se trouve l’inscription : « Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate » (« Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance ») ; selon Marx, ce sont les mots inscrits par le capitaliste à l’entrée de l’usine, à destination des ouvriers. Nous verrons plus loin que, pour Benjamin, le désespoir est l’état religieux du monde dans le capitalisme. Cependant, le papier-monnaie n’est qu’une des manifestations d’une divinité autrement plus fondamentale dans le système cultuel capitaliste : l’argent, le dieu Mammon, ou, selon Benjamin, « Pluton... dieu de la richesse ». Dans la bibliographie du fragment est mentionné un virulent passage contre la puissance religieuse de l’argent : il se trouve dans le livre Aufruf zum Sozialismus, du pen- seur anarchiste juif-allemand Gustav Landauer, publié en 1919, peu avant l’assassinat de son auteur par des militaires contre-révolution- naires. Dans la page indiquée par la notice bibliographique de Ben- jamin, Landauer écrit : Fritz Mauthner (Wörterbuch der Philosophie) a montré que le mot « Dieu » (Gott) est originairement identique avec « Idole » (Götze), et que les deux veulent dire « le fondu » [ou « le coulé »] (Gegossene). Dieu est un artefact fait par les humains, qui gagne une vie, attire vers lui les vies des humains, et finalement devient plus puissant que l’humanité. Le seul coulé (Gegossene), le seul idole (Götze), le seul Dieu (Gott), auquel les êtres humains ont donné vie, c’est l’argent (Geld). L’argent est artificiel et il est vivant, l’argent produit de l’argent et encore de l’argent, l’argent a toute la puissance du monde. Qui est-ce qui ne voit pas, qui ne voit uploads/Finance/13467-le-capitalisme-comme-religion.pdf
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- Publié le Oct 16, 2022
- Catégorie Business / Finance
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